« Après le plaisir de posséder des livres, il n'en est guère de plus doux que celui d'en parler. » Charles Nodier

"On devient bibliophile sur le champ de bataille, au feu des achats, au contact journalier des bibliophiles, des libraires et des livres."
Henri Beraldi, 1897.

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jeudi 4 janvier 2018

Un conte de Noël pour bibliophiles, ou plutôt un conte de Nono: dessins de Rimbaud, Nono, experts et jeunes dentelles…

Amis Bibliophiles bonjour,
Nono, c’était comme l’Etna. Mais un Etna plus marqué par les embruns de la vie que les rochers de l’océan par les tempêtes d’équinoxe. Un Etna toujours fulminant, qu’on vous aurait basculé à la verticale; du rouge, du noir et une broussaille de gris. Le tout raviné, bosselé et sans âge.
Faut vous dire cependant, qu’entre deux fumerolles, coulait une source toujours vive, alimentée directement à la grande nappe phréatique des greniers de France. A la surprise, il vous sortait l’improbable, cet inattendu qui vous faisait l’embrasser à bouche-que-veux-tu, le rincer pour mille ans et louer son nom jusqu’à la fin des temps.
Il avait commencé dans la brocante, s’y était aiguisé le blair. Mais s’il en gardait des restes, il y avait beau temps qu’il s’était mis au bouquin. Dans le vieux papier plus exactement.
Faut vous dire encore que le Nono, il se faisait honneur d’avoir des lettres. Des délicatesses qu’il appelait ça. À ce moment de notre fréquentation ses douceurs littéraires allaient à Rimbaud ou Verlaine, c’était selon.
Avec Rimbaud, l’affaire s’était plutôt mal engagée.
Il m’avait convoqué sur l’un de ses déballages pour une chansonnette d’écolier ponctuée de quelques crobars dans les marges.
Et pour l’édification du quidam, on joignait les articles d’une expo à Charleville, Ardennes. Comme quoi l’Arthur, il avait commencé tout minot à gribouiller du Clairefontaine et quand, évoquant l’entrecuisse à peine entrevue de votre prof d’Anglais, vous exploriez encore vos caleçons; Rimbaud, 7 ans sonnés, titillait déjà sa muse et occupait sa dextre à versifier.
Et Nono de me démontrer à quel point ça ressemblait, que fallait avoir de la fiente dans les hublots pour ne pas voir les concordances.
– Oui, môsieur, les con-cor-dances…
Et s’il me fallait des lunettes, il en avait tout un lot, à peine d’avant-guerre… je n’avais qu’à choisir.
D’ailleurs s’il avait été signé, personne ne se poserait la question; mais encore, qu’il soit pas signé, c’était un signe en soi, le signe que c’était pas un faux et si les poètes maudits se mettaient à signer, ils seraient plus maudits du tout…
Ou alors de koi-t-esse dont on cause ?
– T’es con ou quoi ? Si tu signes, c’est pour être reconnu… Si t’es reconnu, c’est que t’es pas maudit.
– C’est incontournable…
– De quoi ?
– Rien…
– J’préfère.

Premiers dessins connus Rimbaud. Ensemble de sept dessins, sous le titre « Plaisirs du jeune âge », dont six ont été réalisés par Arthur Rimbaud à la plume et un au crayon en 1865 alors qu’il avait 10 ans. (Sotheby’s)
Moi je la sentais pas trop sa gribouille, mais de là à lui expliquer pourquoi.
Bien sûr il aurait fallu comparer les écritures, et certainement pas avec les photocopies fournies avec l’objet du délit.
A part ça, les petits Mickey me paraissaient trop besogneux et soupçonnables d’avoir été dessinés d’après une autre main. Le papier certes était douteux, mais qu’est-ce que j’y connaissais en cahiers d’écolier face à un Nono qui en vendait par pelletées ?
L’encre certainement, point trop bleue, ni violine et certainement bien noire. En tout cas impropre à se délayer en festons céruléens sur les joues et les mimines de nos studieux bambins.
Les tracés aussi me paraissaient suspects, certains anguleux d’autres tout en rondeurs, comme je ne sais quoi… du moins si j’écartais l’usage d’un feutre contemporain… un calame peut-être… un tampon à encrer sait-on jamais… éventuellement une sorte de spatule cannelée…
J’ai toujours pensé qu’un expert qui cogitait tout haut était un crétin.
– Justement, mon couillon, justement… C’est comme ça qu’on les reconnait les poètes. Tu savais pas ? Jamais de Sergent-Major, ni de plume d’oie avant l’âge de sept ans. Toujours à la spatule; comme les sirènes.
– Les sirènes ?
– Ben oui, sauf qu’elles sont palmées. Les poètes eux, ils sont spatulés. Jusqu’à sept ans, l’âge légal. Après ils font ce qu’ils veulent, poètes maudits ou poètes tout court et aussi pas poètes du tout…
– Je savais pas.
– Ben, tu vois…
Malgré tout et malgré les certitudes du Nono, il restait tout un tas de petites choses, peu probantes les unes isolées des autres mais qui, mises bout-à-bout, n’auguraient rien de bon.
Cependant il restait l’ombre du doute.
J’allais pas trancher au cul du camion, avec ma seule lampe de poche. Il me fallait plus de lumière, celle du jour et celle d’un avis plus autorisé. Ne serait-ce que pour ne pas le vexer.
Aussi suggérais-je que l’on me confiât le document, « pour étude », comme il se dit dans la profession. Ça lui plaisait pas trop au Nono, le « pour étude ». Les trucs d’expert c’était pas son truc à lui.
L’aurait préféré une gentille plaque, 10000 tout rond, l’en avait bien besoin par ces temps. Et sans vexer personne, d’ailleurs que je le prenne pas pour moi, des gaziers avec plein de science et pas un rond, il en avait plusieurs douzaines tout autour de la ceinture, pire que des morpions.
Il voulait pas dire que ça sentait l’embrouille, mais y’avait comme une flatulence. L’était pas rassuré.
Non qu’il pensa que je puisse lui en faire, des embrouilles; mais les commissaires-priseurs, c’était jamais bon, ces fumiers.
Qu’il en connaissait quarante, tous plus voleurs les uns que les autres… S’en mettaient tellement plein les poches à taper du marteau que ça en aurait dégoutté le crucifié.
Et puis fallait causer finances. 10000 c’était un prix d’ami. C’est à dire en cash et tout de suite. Parce que 10000 de nos jours, c’est pour pas grand’chose, sinon presque rien et qu’en parlant d’amitié, il venait tout juste de le rentrer. Que j’en avais comme qui dirait la primeur; c’est ainsi les amis, les vrais. Que nonobstant (mot qu’il appréciait fort) la sympathie qu’il me portait, l’avait fallu payer, et le camion, et le chauffeur, et l’essence, et la manutention… Alors fallait une réserve de 15000 minimum, mieux 18000. Tiens 20000, c’était encore mieux. Sinon l’était perdant. Parce que frais vendeur et acheteur additionnés, ça faisait plus de quarante-cinq-et-tant de pour-cent et qu’à ce compte, s’il le mettait en dépôt-vente sur la RN10, il serait plus gagnant.
Aussi, fallait payer à trente-et-cinq jours, comme c’était écrit sur le mandat de vente. Ni plus et de préférence moins. Que le Nono c’était pas un banquier, déjà que c’était un chèque et en plus à son nom. Rien à mettre à gauche. Que c’en était déprimant, même pour un bonhomme amateur de viandes rouges et de vins de même couleur.
Et y’avait pas intérêt à ce que le lot se perde, qu’on lui avait déjà fait le coup et pas qu’une fois. Que de toute manière, c’était à moi qu’il le confiait, à personne d’autre, qu’il voulait rien savoir de qui-que-ce-soit, j’ai-bien-dit-personne. Que sinon, il flairait l’arnaque, que c’en était plus un fumet mais que ça dégageait carrément l’œuf pourri. Et ainsi de suite, un tour d’horloge durant.
Nono, j’aimais pas trop le contrarier. Je vous ai dit sa trogne, mais il parait utile de préciser les circonstances qui la marquèrent de tant de cratères qu’on s’attendait à trouver la lune plutôt qu’une face humaine par en-dessous.
Enfant, il s’en était pris des coups.
Du ceinturon à la tatane, il avait goûté de tout à l’ordinaire familial. Sa mère l’avait nourri de taloches, son père de mandales. Ses grands frères, alimentés au même naturel, ne perdirent jamais une occasion de partager leur casse-croûte et jusqu’à sa petite sœur qui associa tout le temps de ses dents de lait, le sommet de son crâne et la louche du souper.
Ces bosses, si précoces, émurent le voisinage; à moins que ce ne fut la nuisance de ses hurlements, peut-être poussés trop haut dans les décibels. Dûment saisie, l’assistance publique prit en charge son éducation. Des internats de la république, il se rappelait les savons de Marseille noués dans des serviettes qui vous ouvraient le crâne plus surement qu’un démonte-pneu. Et quand Marseille ne lui suffit plus, il fugua pour la capitale.
Découvrant un à un les quartiers de Paris, il n’eut de cesse de parfaire son éducation. S’instruisant l’esprit de foyers en squats et de squats en bancs de square, il passa des goumis de Barbès aux nunchaks du treizième. Arrivé aux Halles, il voulut s’initier aux nerfs-de-bœufs des Louchébems; mais les Halles étaient déjà parties à Rungis et des MacDo s’ouvraient au coin de chaque rue. Alors il adopta la batte américaine, plus conforme, disait-il, à sa nature profonde que les Laguioles des bougnats. Philosophie qu’il conserva quand les kebabs remplacèrent les cheeseburgers dans les arrondissements périphériques.
Adulte devenu, l’armée le réclama pour le recracher illico comme un perce-oreille de la pêche que l’on mâche.
Libéré de toute obligation citoyenne hors l’impôt, il s’employa dans divers corps de métier, maniant avec une adresse égale la barre à mine et le manche de pioche. Naturellement, il voulut s’élever dans l’échelle sociale, échanger en quelque sorte la béquille bréneuse contre le club de golf. Mais la société se ferma comme une huître; lui apprit à reconnaître la force publique, gardien-de-la-paix ou police-secours, à l’usage d’un bâton blanc plutôt que d’une matraque. A signaler qu’il garda de cette période, l’usage de se rafraîchir les aisselles au gaz lacrymo.
Un jour il se fixa, à Clignancourt ou il était venu étudier les crochets des biffins. Pour une fois, il s’intéressa moins à l’instrument lui-même qu’à sa destination première. Ce fut une révélation fulgurante, digne de Saint-Paul de Tarse, hormis le fait que Nono ne disposât à ce moment d’aucun cheval duquel choir. D’ailleurs je crois que ce fut dans une benne d’encombrants qu’il se convertit. Il y trouva une robe de poupée ancienne, toute cousue en tréfilerie de fils d’or et d’argent, qu’il négocia à un broc pour l’équivalent de trois RSA, le RSA étant encore son unité de compte principale à ce moment-là.
On s’était entrevus sur des foires à la brocante genre Vincennes ou boulevard du Maine et je le retrouvais deux fois par an à Champerret.
Y’avait un truc qui traînait entre nous, comme un risque d’apocalypse nucléaire.
Je lui aurais, et ceci est un conditionnel, piqué sa place à Austerlitz; une fois, un week-end de printemps.
Mais s’il était honnête, pour le moins au moins autant que moi, Nono aurait pu reconnaître que les organisateurs lui avaient offert une royale. Face à l’entrée, juste à côté du vestiaire. Organisateurs d’une bénévolence quasi-surnaturelle puisqu’au dernier salon, celui d’automne, il avait démonté la moitié de leur bureau, arguant qu’avec des prix pareils il était pas près de rentrer dans son pognon.
Malheureusement sa royale à lui, c’était devant les chiottes et pas ailleurs. Place que j’avais d’autant plus usurpée qu’il avait toujours déballé là, que c’était la sienne et ce, toujours à ses dires, depuis bien plus avant que mon paternel s’emboîte dans ma maman. J’avoue qu’il n’avait pas forcément tort.
En hiver, le vestiaire, ça aurait pu marcher. Mais au mitan de mai, les chemises fleuries avaient remplacé les manteaux et les bonnets. De plus, la chaleur s’installant, les buvettes débordaient sur les stands et par une sorte de circuit naturel, il y avait foule devant les goguenots. D’autant que le marché se ressentait déjà du vieillissement de sa clientèle et de la perte d’élasticité tant des bourses que des vessies parisiennes.
Entre le cagnard et le populo du dimanche qui, à peine payé son ticket d’entrée, renversait son stand pour se ruer lansquiner, le Nono, ça l’avait aigri à mon égard.
Aux heures apéritives, il clamait avoir pas du tout fait son chiffre et, CQFD, loupé son salon. Clameur qui s’augmentait à mesure que son verre se vidait et qu’il s’enrageait tout seul. Comme quoi un expert qui joue au marchand, c’est pas honnête. Que faudrait savoir si c’est de la carne ou du poisson, sinon y’ a pas de justice. Que je devais pas valoir un pet comme expert si j’en étais à tondre la misère sur le dos des honnêtes commerçants.
De mon côté, et je n’aurais peut-être pas dû m’en vanter, j’avais plutôt gazouillé. Pas la fortune, mais de quoi calmer le banquier.
Bref, fallait que je rattrape, et ma trop grande gueule, et sa trop médiocre recette. Déjà, en suivant le cours de sa pensée, que je l’abreuve. Parce que la vilenie humaine, ça lui desséchait le gosier, irritait ses boyaux et tout ça c’était pas bon pour ses ulcères. Que fallait pas pousser, ni lui manquer, surtout en ces périodes d’aigreurs financières.
On suggérait par ailleurs que je pouvais me montrer acheteur, c’est la moindre des choses du moins entre personnes civilisées. Que je redistribue en quelque sorte, ce trop-plein de maille qui ne m’appartenait pas tout à fait. Que je le devais à une clientèle longuement et laborieusement fidélisée. Que quand les gens ils ne te voient plus une fois, une seule, ils t’oublient celle d’après et que la fois suivante, ils savent même plus que tu existes. Et d’ailleurs, y en a bien qui avaient dû le chercher…
– On a demandé après moi ?
– Mais oui, Nono… Je te les ai envoyés.
– Ah bon, et qui ?
– Ben, tes clients. Je leur montré ton stand; même que je t’en ai emmené deux par la main, si tu te rappelles.
– Y’avait un type qui devait m’apporter des dessins de mode, je raconte pas de conneries. J’ai pas vu le bout de sa queue.
– Va sur mon stand, tu verras pas le bout d’un dessin de mode.
– Et un bon, un très, très, bon client… un toubib qui cherche des Jules Verne, ça te dit rien ???
– Je vois pas… Tu sais, les Jules Verne ça m’intéresse moyen.
– Ah oui… et pourquoi il était déjà ratissé quand il est passé chez moi ? C’est quand même pas moi qui lui ait collé les Aventures du capitaine Hatteras en cartonnage personnalisé… Je m’en serais aperçu tout de même !
Là non plus, il n’avait pas tout à fait tort. Il me fallait donc lui faire ma cour, le verbe discret et la tournée extravagante, chaque soir de chaque salon, sans compter la mangeaille du midi et le coup de blanc du matin.
Les choses s’arrangèrent, dans l’enfer des pavés, ceux de Lille, vers la cinquième heure ante meridiem d’un vendredi de grande braderie. Non pas que cette histoire ne me fut jamais remémorée, mais nous devînmes frères d’armes ou quelque chose d’approchant.
Eu égard à ce passé héroïque et commun et sans parler de la persévérance du Nono à rechercher la chute de ses histoires dans l’exubérance de ses biscotos, il n’était pas question de contrarier cet ami cher.
Mais hélas, mille fois hélas, son gribouillis rimbaldien, je l’avais paumé.
Comme ça, d’entrée.
Je n’en gardais même pas un souvenir certain, si ce n’est la certitude que j’étais bien reparti avec et que j’aurais censément dû le mettre, sinon au coffre puisqu’on n’en retrouvait pas la clé, du moins en sécurité. C’est à dire hors de portée de ce que je fume, bois et mange lorsqu’il m’arrive de tripoter un feuillet enluminé ou autre curiosité patrimoniale.
J’avais tout retourné, des étagères aux cartons à dessin. Rien à faire, disparu corps et bien. J’avais dû inventer une très haute spécialiste qui l’examinait de l’Everest de sa sapience. Mais il fallait compter au moins trois mois avant que ses conclusions ne vienne irriguer les alpages de notre connaissance. De trois mois on était passé à six, puis de six à neuf et l’année pleine s’annonçait, sans que je puisse me dépêtrer de cette affaire.
Et puis un jour, miracle ! L’Arthur réapparut.
Et croyez-bien que le petit sourire entendu qu’affiche Célia quand j’évoque cet incident est à mettre sur le compte d’une désastreuse espièglerie juvénile, récurrente chez les stagiaires dont j’écope et absolument incompatible avec les responsabilités qu’elles se souhaitent dans le petit monde de la conservation du patrimoine.
Comme quoi je lui aurais confié le document en question « pour étude »; ce qui m’étonnerait grandement parce-que le « pour étude », j’aime pas trop qu’on me fasse le coup… Alors me le faire à moi-même, c’est comme qui dirait se marcher sur la tête ; faut de la souplesse… bref.
Comme quoi aussi, elle m’avait répondu par un mail et en prime un post-it.
– Alors moi, j’ai rien reçu. Vous avez dû l’oublier en brouillon. Quant au post-it je vous ai cent fois répété que ça ne tient pas. Surtout avec la poussière qu’on se coltine.
– Il m’avait pourtant semblé l’inverse quand il a fallu décoller ceux que vous aviez apposés sur le testament de Louis XIV. Encore heureux qu’il ne s’agissait que de la énième copie secrétaire.
Si l’incapacité de Célia à faire table rase du passé est un symptôme de sa personnalité irrationnelle et tourmentée, son petit côté Harry Potter en est un autre. Donc elle me rejoua le coup du lapin et du chapeau.
De dessous mon bureau, elle fit apparaître une chemise porteuse d’un billet jaune fluo et de ma propre messagerie, un autre billet, celui-ci électronique, m’annonçant que c’était pas bon du tout, que même un enfant ne s’y serait pas laissé prendre et en d’autres termes, qu’il fallait être un parfait crétin pour imaginer que Rimbaud ait trempé, de sa plume, là-dedans.
– Enfin, Célia, le doute… l’ombre du doute… la remise en question perpétuelle de ce que nous savons, de ce que nous croyons parce que, justement, nous ne pouvons jamais prétendre à la certitude. Ce doute, magique, merveilleux et sublime doute, cette constante interrogation qui nous fait progresser. Ce trébuchement infini vers l’avant, vers plus de connaissance…
Je ne me rappelais plus ou j’avais lu ce couplet, peut-être dans une interview de Karl Lagerfeld sur sa nouvelle librairie, mais il faisait toujours son petit effet. Sauf chez Célia, bien évidement.
– Pardon, maître, mais vous êtes-vous penché sur les photocopies en annexe ?
– Alors voyez-vous, jeune stagiaire, le propriétaire l’a fait pour moi, devant moi, en long, en large et en travers.
– Vous rappelez-vous qu’il s’agit d’une expo à Charleville-Mézières ?
J’attendais la suite. Une fois elle m’avait traîné à Vézelay pour reconnaître le modèle d’une enluminure dans les voussures de Sainte-Marie-Madeleine. Si elle croyait que j’allais me fendre de deux allers-retours en TER pour étayer ses supputations, elle se trompait d’adresse.
– Et alors ?
– Alors si vous aviez traversé la rue en sortant de ce bureau et contourné sur une dizaine de mètres le bâtiment qui nous fait face, vous auriez pu accéder aux salles de lecture et vous faire communiquer un exemplaire de ce catalogue. Vous vous seriez alors aperçu que votre document n’est que la copie maladroite de la page 17 du catalogue en question.
– Une pompe, j’en étais sûr !
– Une pompe pas vraiment. En tout cas sans volonté d’induire autrui en erreur. Plutôt une gentille reproduction, de la main d’un afficionados peut-être enthousiaste mais pour le coup bien maladroit. J’ajouterai que toute la production de Rimbaud pour cette période est largement connue et référencée et que ce catalogue n’est que la reprise partielle de celui de l’expo du centenaire, établi par Suzanne Briet pour le compte de la Bibliothèque Nationale (Suzanne BRIET. Arthur Rimbaud, catalogue de l’exposition du centenaire de sa naissance. Paris, BNF, 1954…. et Arthur Rimbaud. Les Poètes de sept ans, 26 mai 1871 in lettre à Paul Demeny, 10 juin 1871).
A la manière dont Célia prononçait ce nom, je reconnus tout de suite le respect quasi épidermique qu’elle témoignait à certaines personnes; toutes de sexe féminin et plus avancées qu’elle dans la grande course de l’évolution patrimoniale.
– Voila Célia, je savais que je pouvais compter sur vous. C’est elle qui nous faut !
– Qui ça ? Suzanne Briet ? Vous n’y pensez pas.
– Absolument que si, j’y pense !
– Voyez-vous, le centenaire c’était en 1954. Je peux éventuellement trouver quelqu’un qui vous bricolera quelque chose pour le bicentenaire mais pas avant quelques années.
A ce point du récit, permettez-moi d’ouvrir une parenthèse et vous prier de noter à l’inverse de la déférence évoquée plus haut, l’outrecuidance que je subis au jour le jour; propre certainement aux stagiaires en pénultième année de thèse qui consacrent leurs vacances à remplacer des conservateurs de musées provinciaux plutôt que d’aller se dorer la pilule à Paris-Plage. Et pour aller plus loin, veuillez relever l’extrême modicité des émoluments qui leur sont reversés pour ces vacations. A cette aune, je vous laisse seul juge de l’utilité que représente ce genre de personnage pour la république en général et la conservation du patrimoine en particulier.
Pour en revenir à nos moutons, j’avais besoin d’arguments à opposer au Nono; arguments qui puissent justifier une si longue immobilisation de son bien.
Une Suzanne Briet m’aurait convenu à merveille. J’aurais pu botter en touche. Lui couper la chique avant qu’elle ne s’esclaffe et ne lâche que même un enfant ne s’y serait pas laissé prendre, et cætera… Au passage tellement l’embrouiller qu’il ne resterait plus qu’à se tourner vers le Nono et d’une moue désolée ou d’un regard attristé, exprimer discrètement qu’il n’y avait rien à comprendre et qu’il ne fallait pas s’étonner d’avoir attendu une année entière pour se retrouver si peu avancé.
Et par exemple, la bouche en cœur et le mollet rond…
– N’y aurait-il pas une possibilité que Rimbaud lors de son séjour à Douai en 1870 ait retrouvé les cahiers de son enfance, peut-être pour les céder à Georges Izambard et pourquoi pas, à Paul Demeny, ce qui ferait un huitième poème à ajouter au recueil du même nom ? Quant au fait qu’il les ait retrouvés et conservés par devers lui, est-ce que sa dernière photo connue devant l’Hôtel de l’Univers à Aden ne pourrait être considéré comme un indice encourageant ? N’est-il pas reconnu qu’il tient à la main une sorte de cahier d’écolier ?
Je savais pertinemment qu’avec un discours pareil, je mettais n’importe quel conservateur à ma pogne. Aussi surement que le saumon entre les pattes de l’ours. Je n’en ai jamais rencontré (je parle de conservateurs et non de plantigrades) de quelque département que ce soit, capable de résister à ce genre de piège.
Qu’on s’explique.
D’abord vous placez quelques appâts. Un lieu, une date, des noms. Et si vous êtes comme moi, incapable de vous rappeler si c’est bien par dépit amoureux que Rimbaud s’est tranché l’oreille pour l’expédier à Verlaine, il y a Wikipédia. Seriez les dates, visez les titres en gras, notez les noms qui pointent vers des liens et aspirez en moins de temps qu’il ne faut pour le dire un vernis de savoir, que vous vous dépêcherez d’oublier une fois qu’il vous aura servi.
Par réflexe naturel, le conservateur fera une sorte de récolement de vos dires. Si tout concorde, date, lieux et noms cités, il vous prêtera l’oreille ou plus exactement il vous laissera s’immiscer dans la sphère de ses perceptions. Armez votre premier coup « un huitième cahier« , dégagez le ressort du second « la photo à Aden » et tendez celui du troisième « n’est-il pas reconnu« .
Reprenons.

Photo de Rimbaud à Aden. De gauche à droite: Georges Révoil, Henri Lucereau, Maurice Riès, Georges Bidault de Glatigné, Jules Suel, Rimbaud, Emilie Bidault de Glatigné. Photo découverte en 2008 par les libraires Jacques Desse et Alban Caussé.
Dans un premier mouvement le conservateur s’enferre sur l’idée qu’un quidam, moi en l’occurrence, puisse remettre en cause son arpentage systématique d’un sujet auquel il s’est voué corps et âme; peut-être précocement, sous une république ou un siècle différent. Vient le second piège, tout aussi cruel. Sachant que le crédit annuel de l’un de ses proches voisins, le conservateur de la bibliothèque de la Comédie Française, est passé de 5000 à 3000 €, imaginez comme ses entrailles peuvent se nouer quand vous donnez une valeur probante à un élément reconnu par le seul marché. Mais non, ne cherchez pas à imaginer, vous risqueriez de vous apitoyer. D’autant que ce n’est pas fini, il reste le coup de grâce : « n’est-il pas reconnu » et peu importe que Rimbaud tienne une pelle à tarte ou un cahier à carreaux, à ce stade le grand néant que représente ce « il » anonyme l’aura déjà achevé.
Tel le saumon argenté posé sur les ronds bagels délicatement préparés par maman ourse, le conservateur ouvre et referme sa bouche, trépigne de la glotte, gigote des maxillaires et se retrouve pour ainsi dire sans voix. Généralement il sort en claquant le porte, Célia se met à pleurer et Nono à ricaner. Enfin, ceci dans un monde meilleur puisque de Suzanne Briet, il n’y a point.
Cependant l’argument d’une analyse hautement technique était la solution. Un examen long et laborieux justifiant une si longue immobilisation. L’encre par exemple…
– Mais enfin, Célia, l’encre ! Elle est datable l’encre, non ?
– Bien sûr. Il y a des procédés pour cela. Des composants qui apparaissent pas avant et plus après, selon la date envisagée. L’aniline par exemple…
– Ah, voilà ! L’analine, j’en étais certain. Tout est une question d’inaline quand il s’agit d’encre.
– Aniline, maître, aniline avec un seul « a » et deux « i »… Mais, je ne vois pas comment faire. En tout cas pas sans rien débourser.
– Vous ne connaissez donc pas un spécialiste ?
– Gratos comme vous dîtes ? Non, je n’en connais pas.
Essayez de discuter avec la jeunesse d’aujourd’hui, vous verrez comment vous serez payé.
– Une amie à vous, à la Richelieu. Qui la demanderait à notre place ? Vous connaissez tout le monde dans cette bibliothéque.
– Alors concernant mes amies et pour l’usage que vous en faites, c’est Niet définitivement.
Je pensais ne pas avoir à revenir sur ce point en particulier…
C’est vrai que j’avais vécu quelques moments pénibles qui, vus sous un certain angle, donnaient prise à des interprétations sujettes à caution et il peut paraître sinon vrai, du moins probable, que je n’aurais pas dû me compromettre dans certaines situations.
Quant au sujet évoqué en particulier, je suppose qu’il s’agit de l’une de ses fameuses amies qu’elle m’avait présentée au hasard d’une rencontre à une terrasse.
Que cette terrasse soit celle de son quartier général, sis rive-gauche, et non du mien sis rive-droite, ne change rien à l’affaire. Et si le hasard a voulu que je la croise auparavant en compagnie de ladite amie, que tout à fait innocemment et superficiellement je m’enquiers de cette personne, qu’enfin je les retrouve à la terrasse sus-citée où mes distraites déambulations m’avaient amené…
Et bien je veux dire que si je dois définir le hasard, cette succession d’événements fortuits en est un bon exemple. Quant à la question de savoir si le hasard fait bien les choses, comme il se dit communément, les événements qui s’ensuivirent auraient pu en être une autre illustration, s’il n’avait été question de primeurs et de fruits de saison.
Célia nous avait laissé.
A cette époque, elle faisait du bénévolat un soir sur deux. Elle participait à la tentative de sauvetage de ce qu’il restait des trésors nationaux après leur transfert à François Mitterrand. Si l’architecte avait voulu évoquer la forme de quatre livres ouverts dans une architecture de verre, il avait oublié l’effet de serre. On avait bien essayé de minimiser les pertes en dressant de panneaux de contreplaqué devant chaque ouverture. Mais cela avait attiré des bandes de manouches, certains descendus du Nord lointain, qui croyant reconnaître une forme de construction habituelle chez certains des leurs, ne manquaient que les bâches en plastique; voulurent s’inviter pour quelques nuitées. Quand on s’était aperçu que la moitié des vélins se racornissait sous la chaleur et que l’autre moitié voyait le plomb et l’arsenic de ses enluminures comburer par réaction chimique, on avait baissé la température tout en essayant de maintenir l’hygrométrie. C’est pour cette raison que tous les jours impairs, Célia dotée d’une demi-veste et de gants en mouton retourné errait de désastre en désastre et la goutte au nez.
L’amie s’appelait Olga et sa plastique comme sa carnation s’accordaient à son prénom. Elle naviguait, Erasmus aidant, entre les basses-fosses du Louvre et celles de l’Ermitage, pour boucler une thèse qui, je le suppose, devait s’intituler « La figure du cosaque zaporogue dans la peinture préromantique russe occidentale » ou quelque chose d’approchant.
S’il parait juste de me reprocher d’avoir entrepris cette jeune fille sur la fraise de ses tétons, je tiens à affirmer que c’est sans esprit aucun de provocation que je comparais la forme en pomme des seins d’Olga à celle plutôt poirée de ceux de Célia. Croyez bien que je ne pensais pas me montrer vexant avec cette innocente juxtaposition. Et croyez aussi que je ne me suis mis à chanter « Salade de fruit jolie, jolie… » que parce qu’il ne me venait rien d’autre à l’esprit pour détendre L’atmosphère.
Soyez encore assuré que, même si je chante faux, je ne pensais faire pleurer personne et encore moins perturber le parcours universitaire d’une jeune européenne soucieuse de se perfectionner en toute chose.
Et permettez-moi d’ajouter qu’il n’est pire situation que de se retrouver devant deux consommations à une terrasse alors que la destinataire de l’une d’entre elles, vient de quitter précipitamment votre table en cachant ses larmes. Cela n’incite pas vos voisins à vous complimenter sur le beau soleil de la journée.
Quant à Célia, elle fut longtemps hurlante de rage. Non pas que l’idée de me voir black-listé par toutes ses petites amies de la conservation du patrimoine lui soit outre-mesure désagréable, mais le fait d’avoir établi une comparaison et peu importe l’exemple choisi, pomme, poire ou potiron, laissait entendre que je les avais vus.
– J’ai jamais dit ça.
– Peut-être, mais c’est sous-entendu.
– Mais non, c’était une supputation.
– Alors, cher monsieur mon maître de stage, vous voudrez bien avoir la politesse de ne jamais, au grand jamais, m’introduire sous quelque forme que ce soit, supputée, supposée ou sous-entendue dans vos coucheries. Et d’une ! Et de deux, vous aller courir expliquer à Olga que vous n’avez jamais couché avec moi, ni moi avec vous. Au passage vous lui expliquerez le sens de l’expression « gros connard ».
Il est des mots qui ne devraient jamais franchir les lèvres d’une jouvencelle. Bien sûr je m’abstins charitablement de répondre, comprenant que mon apprentie conservatrice souffrait de troubles comportementaux certainement aggravés par son état de femme et de stagiaire tout à la fois. J’ai toujours pris soin de mes gens.
A défaut de pouvoir les payer suivant mes promesses, ceci en raison en raison de la pingrerie génétique des études qui m’emploient, je les promotionne d’abondance. Ainsi pour un livre d’heure auquel elle ne comprenait que couic, j’ai élevé Célia au rang d’agent du service recherche et documentation; le SDECE, quoi.
Et juste derrière Bibi expert, qui trouvait-on au catalogue, presque à même hauteur que les spécialistes et bien avant le photographe ? Célia en Mata-Hari du gothique international.
Pour parfaire ce tableau, il ne faudrait pas passer sous silence les tickets-restaurant soustraits nuitamment des tiroirs du comptable, ni les rapports de stage rédigés à l’encre dithyrambique.
Vous conviendrez alors, que la trop-gâtée doctorante n’avait aucune raison de se plaindre de mes traitements et que je n’étais en rien responsable de ses dérèglements.
C’est donc sans me poser plus de questions sur son devenir mental, et je tiens à le signaler, au risque du mien, que j’eu recours à elle.
– Célia, ce n’est pas possible. J’ai besoin de vous.
– Alors ce qui n’est pas possible, c’est que vous ayez besoin de moi. J’ai un travail à rendre qui me bloque tout le week-end et je suis charrette pour les six semaines à venir.
– Je ne vous demande pas grand’chose, à peine une heure de votre temps. Je ne peux rendre comme ça le pseudo-Rimbaud à son propriétaire. En tout cas pas tout seul. Il me faut un alibi.
– Et pourquoi donc ?
– Vous ne connaissez pas l’homme, c’est une bête.
– Je croyais que vous fréquentiez le premier ministre ?
– Lequel ? Je les connais tous.
– Le nouveau, celui qui est grand et beau et qui fait de la boxe.
– Edouard ? Quel rapport ?
– N »avez-vous pas raconté à Olga que vous fréquentiez le même club ? Que vous l’aviez dérouillé, le mot est bien de vous, et que depuis vous étiez copains comme cochon, expression qui vous appartient tout autant.
– Je lui aurais raconté ça ?
– Je dirais – au moins – tout ça.
– Célia, je vous parle de mon intégrité physique.
– Mais justement.
– Justement quoi ?
– J’aurais pensé qu’un homme paré de toute les vertus viriles, à tu-et-à-toi avec les plus hautes sphères de l’état et pratiquant le Noble-Art pugilistique avec brio, ne devrait pas avoir besoin du concours d’une jeune étudiante toute aussi frêle que désargentée.
Avec Célia, l’argent n’est jamais loin. Je ne sais pas si elle joue aux courses, si elle se drogue ou si elle multiplie les amants mais si je dois me justifier d’un « Avertissement au lecteur », alors le voici : Sois prévenu, Ô lecteur averti, que Baal-Mammon a depuis longtemps posé la main sur elle.
– Célia, c’est à côté de chez vous, à Max Dormoy.
– C’est à l’autre bout de la ville.
– Justement, je vous paye le taxi, aller et retour. En une heure c’est bouclé et vous serez de retour chez vous.
– Et qu’est-ce que vous attendez de moi ?
– Vous parlerez à ma place et surtout pas un mot sur vos catalogues d’expo. Vous direz que vous étiez intriguée, qu’il vous a fallu pousser plus loin vos analyses, qu’elles ont été longues et auraient pu être couteuses, etc, etc… J’ai besoin qu’il m’oublie dans cette histoire.
– Et sinon ?
– Et sinon, il m’en reparlera à chaque fois qu’il me verra. Ça fera du tort à ma réputation. De plus il ne me confiera plus jamais rien.
– Votre réputation ? Mais qu’entendez-vous par là ?
– Céliaaaa !!!
– Et ce serait pour quand ?
– Disons la semaine prochaine, le jour que vous voulez.
Certaines semaines, il m’arrive de confondre les jours de mes rendez-vous.
Plus particulièrement quand un sentiment de grande vacuité m’envahit, parce que tout me parait dépeuplé because un seul être me manque.
L’être en question s’appelait Olivia.
Elle venait d’apparaître au firmament de la grande cosmogonie des conservatrices en gestation, à égale distance des constellations de la Vierge et du Centaure. Et si l’étoile du berger est la plus brillante du ciel, la sienne brillait fort pour moi qui, gardien de troupeaux de stagiaires, suis le pasteur de leurs destinées.
J’avais découvert des qualités rares chez cette jeune personne comme le respect de certaines traditions qui réchauffaient mes vieux os. Notamment celle pour les parisiennes de s’habiller de jupes plus transparentes les unes que les autres aux premiers beaux jours et que rien de tel qu’une terrasse de café bien orientée pour en apprendre plus elles.
J’en étais là de mes soupirations quand le téléphone sonna.
– Livres & Autographes, Registered TM… Bonjour !
– C’est vot’ bon Nèg’ Missié.
– Pardon ?!?
– Vot bon Nèg’ qui écrit vos fiches.
Je savais Célia féministe mais je l’aurais cru incapable de plaisanteries racistes.
– Ah, Célia ! Justement je pensais à vous. Visiblement et j’en suis content pour vous, vous êtes débordée de travail. Il devient urgent de trouver quelqu’un pour vous seconder.
– Et à qui pensez-vous ? A Olivia peut-être ?
J’aurais aimé que Jean-Paul Sartre ne se contente pas d’annoncer qu’il ne faut pas désespérer Billancourt; il aurait pu me citer à mon tour.
– Qui ça ?
– Dites- moi, maître, qu’est-ce que vous faites ? On vous attend.
– Vous m’attendez, Célia ? Rappelez-moi ce que vous attendez de moi ?
– Mais votre présence, pour une fois… Nous avions rendez-vous chez votre ami, monsieur Nono, pour lui rapporter vous savez quoi.
– Nono ?!? Non de Dieu ! On est déjà mercredi ?
– Ah, non… On est déjà jeudi et c’est aujourd’hui que nous avons rendez-vous. Nous sommes d’ailleurs en retard. Enfin vous, pas moi.
– Je suis là dans vingt minutes. Il y a un café juste au coin. Installez-vous et attendez-moi.
– Mais j’y suis déjà. C’est pour ça que je dis « On » vous attend.
– Au café ?
– Non, chez monsieur Nono. Je suis montée directement. Vous aviez dit que vous viendriez en avance.
– Chez Nono ?
– Mais oui… Je ne savais pas que vous aviez des amis si charmants. Vous me surprenez… en bien, je veux dire.
– Mais ou êtes-vous à la fin ?
– 73 Max Dormoy, Paris 18.
Elle avait bien dit charmant ? Elle avait dû se tromper d’étage.
– Célia, vous êtes avec qui ?
– Avec monsieur Nono.
– Vous êtes chez Nono ? Vous êtes seule ?
– Mais non puisque je suis avec lui.
– J’ai bien compris mais je vous demande s’il y a quelqu’un avec vous ?
– Nobody, mon bon maître, juste lui et moi.
Je comprenais mieux encore. La pauvresse n’osait parler, mais le ton de sa voix, enjouée… certainement pour masquer son effroi; l’usage du mot « charmant »… quand il s’agissait de Nono; son insistance à me faire comprendre qu’elle se retrouvait seul avec lui…
Il me fallait encore une fois enfiler quinze kilos d’armure chromée; coiffer le heaume, trois kilos bien comptés et empaumer l’écu cinq kilos accusés; ceindre ma colichemarde, deux kilos en Tolède damasquiné; saisir et porter haut mon gonfalon, sept kilos de frêne et d’acier trempé, sans compter le poids de l’oriflamme cousu au signe du Christ-Roi et non plus les sous-vêtements réglementairement d’époque en grosse laine matelassée.
Quant au format maousse du dragon qu’il me fallait trucider, j’en faisais mon affaire. Rien n’interdit d’être vaillant chevalier et aussi rusé que Viviane la fée.
– Célia, écoutez-moi attentivement. Vous allez le plus discrètement possible vous rapprocher de l’entrée. L’avez-vous entendu la verrouiller ?
– S’il a tiré le verrou ? Je ne sais pas, je vais lui demander… Monsieur Nono est-ce que votre porte d’entrée est verrouillée ?
Voyez-vous, quand vous secourez veuves, orphelins et stagiaires en détresse, vous vous coltinez pas loin de quarante kilos de matériel ignifugé. Dans ces conditions, il est assez navrant de constater l’incroyable légèreté de ces dernières. Cela avant même que vous ayez eu le temps de vous éponger le front et de crier Montjoie-Saint-Denis. Quarante kilos, c’est par rien.
– Jamais Mam’zelle Célia. Comme les tipis des indiens. Quand je suis chez moi, je mets jamais le verrou. C’est qui, qui demande ?
– C’est mon patron.
– Ben, dites-lui de se magner. En république l’exactitude est la politesse de tout le monde, même des traine-savates.
– Comme vous êtes dur, monsieur Nono…
– Que voulez-vous, mamz’elle Célia. La trique, y’a que ça qui marche avec ce genre bourricot.
– La trique, monsieur Nono ?
Je n’en croyais pas mes oreilles.
– Célia, que se passe-t-il ? Ne vous laissez pas faire !
– Que voulez-vous qu’il se passe ? On boit un verre en vous attendant; du Brouilly, c’est excellent.
– Il vous a drogué ?!?
– Ah ben ça, je sais pas non plus. Attendez, je vais lui demander.
– Laissez mademoiselle Célia, je vais lui parler… Alors le père, qu’est-ce que tu branles ?
Nous sommes tous le fruit de nos enfances malheureuses. Et quand Nono vous appelle « le père », Freud vous promet un retour de mandales.
– J’arrive, mon Nono, j’arrive. Je suis chez toi dans le quart d’heure qui suit.
– Ben, tu fais bien. J’ai quelque chose que j’hésitais à te montrer. C’est mamz’elle Célia qui m’a convaincu. Tu pourras la remercier.
Au 73 Max Dormoy, je grimpais les étages au galop.
Si j’étais rassuré sur le caractère incomestible du petit chaperon rouge qui me servait de stagiaire, je l’étais moins sur le résultat d’un tête-à-tête entre elle et Nono quant aux opinions pouvant s’exprimer sur mon propre compte à l’issue d’une telle réunion.
La porte était ouverte.
J’entendais le bruit d’une conversation.
Des rires, celui de Célia et aussi des barrissements suivis de quintes de toux en cascade, manière pour Nono de restituer ce qui fait le propre de l’homme.
Le tableau qui s’offrait à moi aurait édifié les grands Dominicains de l’inquisition d’Espagne. Dans les fumées de souffre qui s’en dégageaient, ils auraient reconnu les volutes nacrées des pires perversions.
Croyez-moi ou ne me croyez pas, ma doctorante épouillait le roi Kong, retirant un à un les débris de tabac qui parsemaient ordinairement sa barbe. Celle-ci par ailleurs sinistrée d’écobuages répétés, Nono se cramant régulièrement les poils lorsqu’il rallumait ses mégots.
– Vous devriez moins fumer, monsieur Nono.
– Que voulez-vous mam’zelle Célia, à mon âge il ne me reste plus beaucoup de satisfactions. Faites-moi la grâce de celle-ci.
La belle et la bête s’unissaient devant moi et j’en étais à imaginer le croisement d’un lévrier femelle et d’un bull-mastiff quand Nono m’aperçut.
– Alors, le père, tu entres ou tu sors ?
– Me voici mon Nono, me voici !
– T’as fait quoi, tu t’es perdu en chemin ?
– C’était bouché tout du long en venant. Mais je suis là… Pour le Rimbaud, Célia t’a expliqué ?
– Expliqué quoi ? Que t’es une vraie bille et qu’il t’a fallu toute une année pour confirmer ce que j’avais dit d’entrée, comme quoi c’était pas bon ?
– Je crois pas que t’aies jamais dit cela.
– Comment ça que je l’ai pas dit… Un peu que je l’ai dit… D’ailleurs même un enfant ne s’y serait pas laissé prendre. N’est-ce pas Mam’zelle Célia ?
– Je suis bien d’accord avec vous, monsieur Nono.
– Tu vois !
Je voyais surtout que ces deux-là s’étaient entendus sur mon dos…
Aussi me préparais-je à tourner les talons tout en leur transmettant mes meilleures civilités.
Cependant je remarquais une sorte de paquet posé bien en vue sur la table.
On l’avait entièrement dégagée et Dieu sait qu’une table chez Nono est par destination encombrée de cendriers tous débordants et couvant d’entêtantes fumigations, de verres plus ou moins vides, certains renversés, d’autres en attente de l’être, de bouteilles débouchées prêtes à les rejoindre à l’horizontale, d’assiettes montées en édifices instables, heureusement cimentées par les reliefs stratifiés de repas antérieurs. Chose que je n’aurais jamais soupçonnée, cette table se couvrait d’une nappe à l’italienne, de carreaux rouges et supposés blancs.
Je m’avisais d’autre part que Célia pianotait du bout de ses doigts sur ce paquet. Je connais suffisamment mes stagiaires pour ne pas reconnaître les signaux corporels qu’elles envoient à la face du monde. Il me parait inutile de vous préciser qu’ils sont aussi confus que ceux d’un sémaphore ivre et plus particulièrement dans les périodes ou la proximité de la lune se conjugue aux flux des marées.
Quand Célia joue du Chostakovitch sur le tambour de son impatience, je sais qu’il se prépare des événements absolument regrettables.
La dernier en date étant de m’avoir fait perdre 4000 baluchettes sur un tocard 19eme de dernière bourre. Et si je ne savais pas qui était ce monsieur au moment de ma dépense, j’avais désormais le reste de mes jours pour l’apprendre.
Nous serons alors deux à le savoir : Célia et Moi.
Maintenant Célia vous dira que quand elle parle de valeur, il ne s’agit jamais, au grand jamais, de valeur vénale et que je ne suis pas censé écouter ses conversations téléphoniques; surtout quand elle prend la communication dans le couloir.
Je dis une sorte de paquet parce que cela aurait pu être une enveloppe de papier Kraft.
C’en était d’ailleurs une, au format in-folio, doublée par une seconde, l’une recouvrant partiellement l’autre. Maintenues ensemble par des bouts de scotch desséchés et jaunis, elles étaient encore ficelées en croix par une cordelette de chanvre ancien. Au centre, scotché de même, un bristol avec l’inscription « Lettres de Proudhon à ses éditeurs » suivi de la mention « A.P.G. – 6 rue des saints-pères » et encore sur l’enveloppe elle-même, d’une encre différente et d’une autre main « 90 lettres du 22 juin 1848 au 3 novembre 1864 ».

Proudhon… Proudhon… Le Ro-Man-Tisme…
Je comprenais mieux le martèlement de la doctorante perfide. Elle se voyait déjà à ma place; écrire la fiche en lieu et fonction de moi-même.
Et puis quoi encore ?
Les honneur du catalogue peut-être ? Une pleine page quadrichrome et trois autres de texte à double-colonne… Un article dans la Gazette-Drouot pendant qu’on y est ?
Mais pourquoi, me direz-vous, ne pas laisser sa chance à la jeunesse ? Après tout Célia était dans son domaine; juste aux frontières du sujet de sa thèse.
Mais justement, justement, lecteur innocent.
Si nous sommes d’accord sur les bienfaits de l’expertise et d’ailleurs nous le sommes, vrai n’est-il pas ? Notre but est de vendre au prix le plus fort la chose décrite et de faire en sorte que cette description soit suffisamment générale, tout en n’étant pas trop approximative, pour ne pas se reprendre le lot dans la gueule au cours des dix années qui suivent.
Tout le reste n’est que fioritures et baratin.
Passer la main à Célia nous précipiterait dans des descriptions improbables, certes réjouissantes pour des petits hommes verts mais absolument hermétiques pour les terriens que nous sommes.
Bien sûr il n’y aurait aucune introduction et absolument pas de conclusion. Alors qu’il faut enfoncer à coup de maillet dans le crane de l’acheteur que le lot décrit lui manque absolument et qu’un collectionneur digne de ce nom ne saurait continuer à vivre en s’en passant. Au final, une fiche indigeste avec des entre-parenthèses, des entre-crochet et des renvois en bas de page; autant de signes obscurs compliqués encore par des glose en marges ou, je l’imagine, elle doit ad absurdum, commenter ses propres commentaires.
Imaginez l’anarchie consécutive à une telle représentation.
Imaginez un vol de corneilles noires, jacassantes et thèsées, s’abattant sur Drouot.
Imaginez une réunion de conservateurs tous plus désargentés les uns que les autres se chicanant les poux du crane pendant les heures d’exposition.
Imaginez nos illustrissimes ténors des enchères s’embourber le marteau dans des considérations sur le néo-gothique quand sorti de quelques reliures à la cathédrales estampillées Simier, il n’y a pas un rond à se faire dans cette spécialité.
Imaginez le règne d’un romantisme qui se qualifie lui-même de frénétique.
Imaginez Petrus Borel en valeur de cotation.
Imaginez les ténèbres.
Je ne la connaissais que trop la bougresse et les poupées russes de ses obsessions.
De Proudhon on allait passer à Matthew G. Lewis, de Lewis à Victor Hugo et de Hugo à Juliette Drouet. Pour terminer par Laure Déveria oubliée de tout le monde et qui pourrait, sans conséquence aucune pour personne le rester. Tout cela pour nous placer, à défaut d’une conclusion, un couplet ou plutôt un ritournelle, saluant je ne sais quel idéal féminisant issu de cervelles visiblement enflammées, peut-être par des flux incontrôlés d’œstrogènes dopés au Taillefine sans gluten.
Pas de ça Lisette, pensais-je tout en me saisissant du paquet.
Il se passa alors eux choses.
Tout d’abord Célia ne lâcha pas prise et dans le même temps une glaciation genre quaternaire s’installa entre elle et moi. Cependant si l’insoumise se pétrifiait en bloc de glace, ses yeux lançaient des éclairs ce qui peut paraître contradictoire mais est-ce ainsi que je le vécus.
– Et bien Célia, il ne reste plus qu’à l’ouvrir.
– Je m’en occupe répondit l’iceberg.
Sur le moment j’aurais dû réagir, peut-être gentiment rappeler la respect et la retenue que doit manifester la stagiaire quand elle s’adresse au maître; plus surement réaffirmer mes prérogatives régaliennes et par exemple celle de savoir qui rédige et signe le rapport de stage.
Mais je me retins car dans le registre papillon du chaos, je me jugeais incapable de prédire le battements d’ailes de ma doctorante. Elle était capable de pleurer, pire s’époumoner dans le sifflet à roulette qu’elle extirpait de son corsage quand il lui arrivait de s’aventurer nuitamment sur le parvis de la Bibliothèque François Mitterrand. Il s’y trouvait parait-il une sorte de cour des miracles de chercheurs en attente de cartes de lecteur, c’est à dire rupture de ban. Célia leur déposait régulièrement des soucoupes avec un peu de pain trempé de lait. Mais elle restait sur ses gardes; d’où le sifflet.
D’ailleurs il était trop tard.
Apres avoir enfilé une paire de fin coton blanc, Célia s’était emparées des deux aiguilles qui retenaient son chignon. Elle dénouait comme en les détricotant les ficelles qui fermaient le paquet.
Bien sûr il y avait une sorte de bénignité Botticellienne dans la figure qu’elle formait, cheveux défaits, penchée sur son ouvrage, à contre-jour d’une fenêtre doucement teintée d’orange par les lueurs des chichas de Barbes.
Visiblement le Nono n’y était pas insensible. Sa lippe s’arrondissait en une mimique attendrie et une sorte de feulement s’échappait de ses bronches.
Le matou monstrueux ronronnait.
Pourtant il me fallait réagir. Écraser le prolo dans l’œuf, comme il se dit dans nos industries juste avant qu’elles ne se délocalisent dans l’hémisphère opposé.
– Vous savez Célia, je crains que ce document ne soit pas nous.
– Et pourquoi donc ?
– Voyez-vous, nous travaillons en équipe. L’étude voudra certainement confier cette correspondance à l’expert en dessin. Celui avec lequel vous vous entendez si bien… D’ailleurs je ne vois aucune objection à ce que vous collaboriez avec lui pour ce lot. Un peu comme un travailleur détaché, voyez-vous.
– Je ne vous suis pas.
– Enfin Célia nous sommes en dette de deux incunables et d’une description de l’Égypte. Il faut savoir renvoyer l’ascenseur. Roux-Combaluzier, vous connaissez ?
– Je ne vous suis toujours pas maiiitre…
– Célia, vous savez que je suis un homme à principe. Fidèle notamment.
– Vous avez effectivement des cartes Carrefour et Leclerc.
– Voyons Célia, vous savez que je suis le premier à reconnaître vos prometteuses capacités. Mais ce lot n’a pas sa place dans une vente de livres. Il nous manquera la clientèle des amateurs de dessin. D’ailleurs si, à dieu ne plaise, l’état se portait acquéreur, ou croyez-vous qu’il classerait ces écrits. Au département des dessins ou celui des manuscrits ? Celui des dessins, convenez-en.
– Ne vous inquiétez pas Mam’zelle Célia. C’est moi qui décide !
– Je m’inquiète pas Mr. Nono, mais je ne vois pas où mon patron veut en venir.
– C’est vrai ça, ou que tu veux en venir l’ami ?
– Je veux en venir au fait que Proudhon est une figure de la période romantique. Peintre et dessinateur, graveur aussi à ses heures, ce que beaucoup ignorent.
– Pensez-vous ! Trouvez-moi un peintre de cette période qui ne se soit pas essayé à l’eau-forte ou au burin.
J’aurais bien expliqué à Célia que j’ai un peu de mal à citer Saint-Augustin au détour de chacune de mes phrases, alors je fais ce que je peux pour paraître savant. Mais je ne pense pas que l’assemblée aurait reçu avec bonheur cette communication. Je reprenais donc.
– Comme tous les Happy-Fews de cette période il se résume aujourd’hui à quelques icones pour le commun du public…
Célia restait coite, paraissant attendre la suite. Je poussais donc mon avantage.
-…Croyez bien que mon vœu le plus cher est de vous voir, à l’instar d’un cavalier du Poney-express, enfourcher successivement Mathiew Lewis et Victor Hugo pour galoper jusqu’au bout de vos raisonnements. Mais votre jeunesse ne vous a pas prémuni contre l’attristante acculturation de l’époque que nous vivons. Que croyez-vous que les français connaissent aujourd’hui de Proudhon ? Au mieux la figure du moine embrassant la noyée au bord de l’océan. La clientèle est celle des amateurs de dessin, soyez-en sure. Nos bibliophiles passeront à coté….
L’expression de Célia devint pour ainsi rieuse. Il me fallait mettre les points sur les i..
– Tenez, Ingres par exemple, il est plus connu que Proudhon, non ? Alors prenez le premier pékin qui passe, il hésitera à vous répondre s’il s’agit d’un violon, d’un cochon ou d’un artiste-peintre…
– D’Inde mon bon maitre. Le violon est d’Ingres et le cochon est d’Inde.
Il n’y avait vraiment rien à tirer de cette bougresse. Aussi continuais-je en me tournant vers Nono.
-… Il est évident que cette erreur de destination présente un risque. Celui de voir un marchand, de dessin bien évidement, de ceux qui rodent quotidiennement à Drouot, renifler un trou dans cette vente, tenter sa chance et faire une culbute sur le dos de notre ami Nono.
Si ce dernier émit un long grognement augurant du sort qu’il réservait à tout individu s’aventurant à jouer à saute-mouton sur l’échine de son portefeuille, Célia continua ses minaudages.
– Je ne comprends pas.
– L’exemple vous parait mal choisi ? Le moine et la noyée parlent pourtant à tout le monde.
De rieuse son expression devint moqueuse quoi qu’il m’en coute de le dire.
– Mais elle n’est pas noyée. Il la ranime.
– Ah bon, je n’aurais pas cru. Je dois un peu mélanger le Moine et le jeune Werther.
– Il s’appelle Ambrosio.
– Werther ? Ça aussi je l’ignorais. Drôle de nom pour un trépassé germanophone… Il y a un rapport avec cette banque italienne qui suicidait indifféremment francs-maçons et cardinaux ?
– Non, c’est le moine de Lewis qui s’appelle Ambrosio… Quant à la banque dont vous parlez ce doit être Ambrosiano.
– Comme vous êtes instruite Mam’zelle Célia !
– Je suis le premier à le reconnaître mon cher Nono. Cependant la démonstration est faite. Si moi-même, pourtant expert agréé…
– la dernière fois que je t’ai vu, c’est vrai que ça va bien faire un an maintenant, tu te vantais que t’étais expert auto-proclamé.
Si Nono m’interrompait à tout bout de champ, on n’allait pas s’en sortir.
-… si moi, je fais cette confusion, imaginez celle du grand public.
– Alors, me reprit Célia, si on doit parler de confusion, permettez-moi de débroussailler quelques notions. A commencer par une qui me tient à cœur, Prud’hon n’a jamais illustré The Monk ni aucune des œuvres de Lewis.
– Oui bon, c’est quand même la référence. D’après l’œuvre de Lewis, dirais-je à votre place.
– Mais pas du tout. La gravure dont vous parlez sert aux Amours de Phrosine et Mélidore.
– Vous me la bayez belle. Et joignant le geste à l’homonymie, je n’étouffais pas un long bâillement.
Je ne sais pas si dans une autre vie vous êtes retrouvé dans la situation de la coquille que l’on introduit dans un casse-noix; en tout cas j’eus cette sensation quand je sentis un pouce et un index préhistoriques se renfermer sur ma nuque…
– Sois poli. On met la main devant sa bouche quand on baille.. surtout devant une dame.
– Un grand merci, monsieur Nono.
– Je vous en prie Mam’zelle Célia. Comment disiez-vous Mélidore et… ?
– Phrosine et Mélidore in L’Art d’Aimer de Pierre-Joseph Bernard dit Gentil-Bernard…
– Phro-si–neu et Mé-li-do-reu… Comme c’est beau.
Et voilà l’autre tonneau qui nous rejouait monsieur Jourdain. Dans cinq minutes il s’apercevrait qu’on peut faire de la prose sans le savoir.
– Vous dites qu’à la fin un moine ranime la jeune fille ? Il devait être vraiment gentil ce monsieur Bernard.
-. Ce n’est pas vraiment un moine, monsieur Nono. C’est un ermite, d’autant plus ermite qu’il est amoureux de la belle. Il la sauve et pardonne à son frère qui venait tout juste de manquer la noyer.
– Comme c’est horrible, mam’zelle Célia. Mais voilà un homme selon mon cœur. Je vous dis pas ce que j’aurais fait au frère. J’espère qu’il l’a bien avoiné…
– L’histoire ne va pas jusque-là. Par contre je suis ravie de vous apprendre que le moine de Lewis qui était un vrai méchant a été précipité du haut des rochers de la Serria Morena dans les abîmes de l’enfer. Un dénouement emblématique du roman gothique.
J’aurais bien demandé à la péronnelle ce qu’on en avait à braire que ce soit en Haute-Tarentaise ou en basse vallée d’Auge que l’autre tafiole ait joué les hommes volants. Mais on se serait écarté du sujet et surtout, le Nono n’avait pas relâché sa prise.
– Très bien Célia. Nous l’inclurons dans la prochaine vente. Vous assurerez la description et moi le commentaire. On inscrira « Avec la participation de » et votre nom.
La pression sur mon cou s’intensifia.
– « En collaboration » alors…
Les pinces atteignirent mon bulbe rachidien.
– « Fiche rédigée par… », je peux pas faire mieux. Et je vous laisse le soin de tout, la description comme le commentaire.
– Quant à m’envoyer tout le boulot, je ne vois rien qui change et pour l’attribution, le « En collaboration m’ira très bien ». Après tout c’est vous l’expert.
– Trop aimable…
– Cependant je ne suis toujours pas certaine de savoir de quoi vous parlez.
Nono me regarda comme on regarde l’auteur d’une contrepèterie à un enterrement.
– C’est vrai ça, on est jamais de sûr de rien avec lui… de quoi tu causes ?
– Ben, de ça dis-je en désignant le paquet posé sur la table.
– C’est bien ce que je craignais, dit alors Célia.
Deux éclats sonores remplirent soudainement la pièce, c’était des rires.
Celui de Célia jaillissait de derrière le paravent de sa main et ricochait aux angles du plafond; celui de Nono venait du fond de sa gorge, faisait trembler le plancher et renseignait généreusement le public sur les dépôts alimentaires comblant ses interstices dentaires.
Bien sûr il y a des gens dont il ne faut rien attendre, en tout cas jamais ce qu’on serait en droit d’attendre d’eux; et certes pas une once de reconnaissance quant aux bienfaits dont ils vous sont redevables.
Je le savais pour Célia, je le découvrais chez Nono.
Voyez-donc cet homme, si d’humain il s’agit bien, homme dont le seul titre de gloire avant de me connaitre, était d’avoir déballé, une fois une seule, au pied de la Grande roue des Tuileries; homme que j’ai translaté de la foire au jambon de Vincennes à la Biennale du Grand Palais, homme qui, par le biais d’ouvrages à moi confiés, avait connu la TEFAF de Maastricht et les fumoirs du cercle Grolier, homme enfin dont j’avais évoqué les initiales du nom devant les actionnaires de la Pierpont Morgan Library.
Mais il doit y avoir une justice parce qu’il s’en étouffait de son rire le molossoïde.
Célia et moi nous retrouvâmes à lui taper dans le dos; certes moi plus fort qu’elle. Ce que le Nono me rendit aussitôt ses moyens revenus. D’une claque entre les deux omoplates il m’expédia à l’autre bout de la pièce.
Alors que je massais mes os et que Nono terminait de cracher ses viscosités, j’appris de la peu charitable Célia, qu’il y avait maldonne, que le Proudhon du paquet n’était pas le Prud’hon que je pensais. L’un se prénommait Pierre-Joseph et l’autre Pierre-Paul, que le nom du premier s’écrivait d’un seul tenant et avec un « o » alors que celui du second portait une apostrophe et pas de « o »; que celui qui nous intéressait, Pierre-Joseph n’avait rien à voir, ou alors de très loin, avec le courant romantique.
Je vérifiais illico sur mon téléphone.
La traîtresse avait raison.
Si j’en croyais mon Wikipédia, ce personnage avait été le premier à s’être revendiqué anarchiste et à l’avoir mis par écrit; ce qui est positivement absurde à une époque où la police invoquait à coups de canne plombée les mânes de Fouché en début de chaque interrogatoire. On devait à Pierre-Joseph des roman ouvriers comme La philosophie de la misère ou Qu’est-ce que la propriété ?, et même, bien avant Jules Verne, des ouvrages de science-fiction dont un désopilant Les Femmes dans les temps modernes. On lui attribuait en outre une polémique avec Napoléon III, une autre avec Karl Marx et encore une autre avec le Saint-Père; preuve s’il en est de l’impossibilité à trouver une destination commerciale à l’individu.
D’entrée, je ne voyais guère d’autre client que la conservation du patrimoine et il ne fallait pas être grand’clerc pour imaginer le budget de la bibliothèque municipale de Besançon.
Je me désintéressais aussitôt de la question.
Si j’avais disposé de tous mes moyens, j’aurais sommé Sciences-Po et la rue d’Ulm de m’envoyer un bataillon de stagiaires de préférence fraîches et de première année. J’aurais fait suer sang et eau, ces gentes personnes pour essorer les mémoires qu’elles m’auraient produits et m’en distiller une fiche belle et bonne.
Et à défaut d’une enchère à plusieurs zéros nous aurions au moins bénéficié, elles de mes prévenances et moi de leur gracieusetés.
Cependant il me fallait prévoir l’avenir.
Surtout garder en tête que le Département Livres Anciens et Modernes de l’étude n’était qu’une vue de l’esprit et que rue Grange-Batelière, une double file d’experts et de spécialistes au chômage s’étirait chaque matin sur chacun des trottoirs.
Aussi je prédisais une catastrophe.
Mais, quels que furent les efforts que je déployais pour l’empêcher, personne ne voulut m’écouter.
Comme Cassandre, je me retrouvais seul, drapé de ma seule lucidité.
Il ne fallait rien attendre du commissaire-priseur que j’avais suffisamment tanné à force de lui réclamer des stagiaires. Pas moyen de lui raconter aujourd’hui que l’inconséquence de l’une d’entre elles risquait de plomber son bilan annuel.
Le comptable ne paraissait guère plus utile, alors qu’il aurait dû pointer le peu de rentabilité de l’affaire. La simple addition d’un encart gazette et d’une séance photo particulière auraient normalement dû dérégler sa calculette. Mais depuis quelque temps, il me dévisageait d’une mine suspicieuse, avait cadenassé tous les tiroirs de son bureau et ne délivrait de tickets-restaurants que dûment numérotés et pointés sur un cahier Ad-hoc.
Il me restait un dernier rempart, la graphiste.
Célia pouvait tartiner toutes les longueurs de fiche qu’elle voulait, encore fallait-il qu’il y ait de la place dans le catalogue. J’avais donc transmis un carton servant à bloquer la description, du Proudhon sur un nombre de pages définies. Il se limitait à un unique feuillet, occupé pour un huitième par le texte et pour les sept autres par une ou plusieurs photos. Quant au texte de calage lui-même il se contentait de la décence d’une formule consacrée « Lorem ipsum vim ut utroque mandamus intellegeba, bla-bla-bla… Ensemble exceptionnel et d’une extrême importance par le premier des anarchistes ».
Et valsez musette.
Quant au caractère redondant de la formule, les esprits chagrins n’avaient qu’à se le mettre sur le compte de la valse.
On vous avertit souvent de l’incidence de certaines forces obscures sur le destin de l’humanité. On vous prévient contre les Francs-Maçons, les Crocodiliens, les Illuminati, mais personne ne vous dit jamais rien sur les courants telluriques qui unissent pour son propre bénéfice une bonne moitié de cette même humanité. Et s’il s’agit de parler de complot, c’est au moins à une conjuration que je dus faire face sans pouvoir comprendre s’il s’agissait au final de complicité féminine suprématiste ou d’une forme de bouderie de la part d’une graphiste que je devrais peut-être, moins solliciter au dernier moment. C’est-à-dire celui du bon-à-tirer fraîchement livré par l’imprimeur. Peut-être une combinaison des deux.
Toujours est-il que la fiche s’étala sur cinq pages entières dont une pleine photographie bord-à-bord.
Pour ce qui concerne la description, je n’avais jamais rien vu de tel.
Voyez-donc à votre tour…
Une demi-page à décrire les enveloppes du paquet, comment elles étaient fermées, ce qui était écrit dessus et qui l’avait écrit. Et, à double-colonne sur les pages suivantes, la description mécanique de chacune des lettres, lieu, date, format et matière du papier employé, pliures et marques postales ou non, en-tête manuscrit ou imprimé reproduit in-extenso et pour certaines d’entre elles, la citation d’un passage choisi.
De commentaire point, même pas la queue d’un.
Et tenez-vous bien, absolument rien sur Proudhon; même pas une date de naissance, ni un clap de fin. Par contre tout, absolument tout sur cet A.P.G., Garnier quant au patronyme et Auguste-Pierre pour les prénoms, ci-devant éditeur, vie, carrière, ascendance et filiation…
Ce n’était plus du Néo-Gothique, c’était du Punk.
Je m’en lavais donc les mains et, afin qu’il n’y ait aucune équivoque passait le micro à ma stagiaire lors de la mise aux enchères.
Que Célia se soit lancée dans une longue péroraison qui aurait pu servir de fondement à un honnête commentaire prouve les contradictions de cette personne, que cette diatribe soit applaudie par la salle témoigne de l’irrationnel des foules et que les enchères se soient envolées à un niveau stratosphérique n’est que le reflet de ce que notre belle langue française, toujours riche en expression appropriées, appelle « la chance du débutant ». Il n’y a donc aucune leçon à tirer de cette combinaison d’éventements aussi peu logiques les uns que les autres, hormis que j’avais senti le vent du boulet.
Au final et trente-cinq jours après l’adjudication Nono se retrouva à peu près riche pour l’année en cours et la suivante. De mon côté je palpais la totalité de mes honoraires, malgré quelques réticences du comptable et certaines remarques peu judicieuses de la graphiste. Les deux paraissant s’accorder sur une certaine équation incluant salaire et peine comme variables d’ajustement. Pour une fois l’affaire fut réglée grâce à Célia, celle-ci refusant, conservation du patrimoine oblige, toute gratification hormis le salaire de son stage soit pas tout à fait un billet de cinq cent.
Je respectais à mon tour les usages en convertissant mes Euros en bonnes paroles et compliments que je redistribuais généreusement à ma doctorante. Quant à elle, Noël approchant, elle poussait fort sa charrue dans les sillons de sa thèse et prévoyait pour ses prochaines vacances un remplacement à la bibliothèque municipale de Besançon.
Finalement les choses ne s’étaient pas trop mal passées.
Au risque de paraître immodeste, j’avoue qu’on parlait dans les couloirs de ma gentillesse naturelle qui aurait permis à une jeune étudiante de connaitre les feux de la rampe. Et, autre sujet de satisfaction, mon cheptel de stagiaires s’augmentait d’une recrue de choix; Olivia venant de s’enrôler pour une période de quatre mois.
J’en étais là de mes réflexions sur la bonne sphéricité du monde quand le téléphone sonna.
– Livres & Autographes, Registered TM… Bonjour !
C’était le gigantosaure…
– Amène toi l’artiste, j’ai quelque chose pour toi !
Ugo

1 commentaire:

Unknown a dit…

Voilà un texte qui mériterait d'être édité ! Merci de nous l'avoir partagé

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