Ces deux ventes m'ont amené à réfléchir sur ces reliures. Pour tout dire, lors de la première vente, je suis allé à l'exposition la veille et le matin de la vente. La première fois, je n'ai pas osé prendre le livre en main, il était d'ailleurs présenté dans une sorte de cellophane. Mais le lendemain, je l'ai pris en main. A Versailles, quelques moi plus tard, je l'ai prise en main directement.
Dans les deux cas, j'ai participé aux enchères, dans les deux cas, je n'ai pas remporté le lot (de mémoire 6000-7000 euros pour la Danse de la Mort, et 1800 euros pour le curiosa). Je collectionne les Danses de la Mort, et je suppose que c'est la raison pour laquelle j'ai finalement participé aux enchères. La seconde fois, ce fût plus pour l'objet. Je précise que je n'ai aucun goût pour les objets macabres, et que c'était plus une démarche à mi-chemin entre la bibliophilie et le cabinet de curiosité.
Finalement, j'ai effectué quelques recherches sur ce type de reliures, et je me dis aujourd'hui qu'il y a là matière, si j'ose dire, à écrire un message pour le blog.
Le 20ème siècle n'est pas loin, et si vous me lisez régulièrement, vous savez, ou vous avez compris quelle horreur m'inspire le 3ème Reich et son sinistre cortège. Ma famille en a d'ailleurs directement souffert. Je fais ce petit préambule, parce que moins de 100 ans après ce génocide atroce, il est encore dans nos mémoires et les reliures et objets en peau humaine font partie des images qui peuvent être associées aux actes impardonnables de ce régime abject. Mes lectures sur le sujet, sans fascination morbide, mais par pure curiosité bibliophilique cette fois-ci, m'ont permis de comprendre que les reliures en peau humaine ont existé bien avant 1939 et n'ont rien à voir avec le 3ème Reich.
En fait, même s'il est probable qu'elles aient existé avant, et sans doute depuis que l'homme sait tanner une peau et relier un livre, les premières reliures de ce type avérées datent du 18ème siècle, et probablement de la période de la Révolution. Et elles n'étaient pas aussi rares qu'on peut le penser. Aussi, toutes les grandes bibliothèques disposent elles de ce type de livres, qu'elles préservent le plus souvent du regard des visiteurs.
En réalité, n'en déplaise à Lovecraft qui évoque ce type de reliure pour son Necronomicon et autres ouvrages occultes, ce sont principalement des ouvrages de médecine ou des Danses de la Mort qui ont bénéficié de ce type de reliures. Ce fait mériterait d'être vérifié (Philippe, c'est vous l'historien), mais il semblerait qu'une tannerie spécialisée dans ce type de peau ait existé à Meudon sous la Terreur (sous toutes réserves)... Ce qui est certain en revanche, c'est qu'un des livres les plus connus avec ce type de reliure est un exemplaire de la Constitution de 1793. Cet exemplaire, qui a eu plusieurs possesseurs, dont le marquis de Turgot et Villenave, a été acheté en 1889 par la bibliothèque Carnavalet.
C'est au 19ème siècle semble-t-il qu'on relié le plus "fréquemment" des livres avec de la peau humaine... Je précise que la peau était prélevée sur des cadavres, généralement eux-mêmes confiés aux Facultés de Médecine. Dans l'exemplaire qui fût mis en vente à Drouot, il était précisé des conditions dans lesquelles la peau avait été prélevée, sur un corps "à l'étude", à la Faculté (il y avait même le nom de la personne).
C'est sans doute pour cela que les livres reliés en peau humaine appartinrent le plus souvent à des médecins (sans doute "immunisés") et recouvrirent le plus souvent des ouvrages de médecine. On connaît ainsi un Vesalius relié en peau humaine, conservé dans une bibliothèque américaine (... c'est un in-folio... je vous laisse imagine la surface... Bon ok, un peu d'humour, ça détend l'atmosphère, non?). En dehors de ces livres d'anatomie, et encore plus souvent de dermatologie, le 19ème siècle verra quelques amateurs confier des Danses macabres à des relieurs pour qu'ils les relient ainsi. L'approche est alors plus ironique.
Quelques livres cependant ont une histoire particulière : ainsi les confessions de George Walton (Narrative of the Life of James Allen alais George Walton), dont l'auteur exigea qu'un exemplaire fût relié avec son épiderme après sa mort. Cet exemplaire porte d'ailleurs l'insription "HIC LIBER WALTONIS CUTE COMPACTUS EST" sur le 1er plat, ce qui signifie, ce livre a été écrit par Robert Walton et relié dans sa propre peau.On connaît également l'histoire du livre ayant appartenu à l'astronome français Camille Flammarion (conservé à la bibliothèque de l'observatoire de Juvisy), relié en peau humaine, et qui aurait été relié avec la peau d'une connaissance de Flammarion, après le décès de celle-ci. Si l'exemplaire est bien réel, diverses versions existent sur la provenance de la peau.
D'autres exemples : La bibliothèque de Cleveland possède un Coran, relié avec la peau d'un croyant, à sa demande, après sa mort. On connaît aussi une traduction des Georgiques de Jacques Delille, reliée avec un morceau de sa peau, qui aurait été volé sur son corps après son décès. Enfin, la bibliothèque de Harvard possède un exemplaire de la Danse des Morts de 1816, qui fût reliée en peau humaine par le grand relieur londonien Joseph Zaehnsdorf en 1893. Pour la petite histoire, Zaehnsdorf envoya un courrier à son client pour lui dire qu'il n'avait pas assez de matériau et qu'il allait donc devoir répartir la peau.
Pour tout vous dire, pour avoir eu deux exemplaires entre les mains, il est difficile de faire la différence avec un vélin, c'est peut-être plus sombre, mais je pense que c'est lié à la méthode utilisée. Le toucher... et bien... aisé à imaginer. C'est la sensation qui est étrange. D'ailleurs, les bibliothèques précisent en général que ces reliures sont de grande qualité et ne nécessitent aucun entretien particulier.
Ce message ne traite bien entendu que des reliures réalisées ainsi avant le début du 20ème siècle, l'évolution des moeurs ayant fait disparaître cette pratique par la suite. Je m'abstiendrai de juger, je pense qu'il faut considérer cela comme une curiosité (comme les têtes Jivaro, les reliques, etc.). On peut simplement émettre une réserve sur le fait que les personnes décédées n'avaient pas toujours donné leur accord pour ce type de prélèvement en confiant leur corps à la science (quand ce fût le cas). Pour les autres, qui furent volontaires et organisèrent le prélèvement sur leur propre peau après leur trépas... finalement, ils ne firent de mal à personne.
Nulle fascination, mais de la curiosité, qui n'est pas morbide, je le rappelle. Pour vous le prouver, je prépare un message sur les reliures en porcelaine, comme quoi!
Je rappelle que si vous avez envie d'ajouter des images de reliures dans l'expo virtuelle que je vais faire sur le blog, vous pouvez m'envoyer des images. Elles seront bienvenues.
H
Images : des reliures en peau humaine, justement.
Un peu glauque ces reliures... J'en ai eu des frissons tout le long de la lecture. Je vérifierai cette histoire de relieur à Meudon. Même si ce n'est pas mon domaine! :)
RépondreSupprimerC'est amusant que l'utilisation pour la reliure de la peau humaine donne le frisson tandis qu'on utilise allègrement le veau, la chèvre, le porc depuis des centaines d'années sans plus d'états d'âmes que cela ...
RépondreSupprimerIl est vrai que ces animaux sont de toute façon sacrifiés à notre propre "faim" ou "fin" comme on l'entend.
Finalement, malgré mon goût très peu prononcé pour les Maîtres de la reliure d'art contemporain (Legrain, Bonet, Monique Mathieu, et plus récent encore...), je vais finir par me demander si un plat de plexiglas ne vaut pas mieux qu'un plat de maroquin ??
Mais le maroquin c'est si beau et si chaud... et le plexiglas c'est si laid et si froid...
Alors je range vite mes arguments écologistes dans le tiroir du bas de mon bureau, et j'affirme haut et fort :
Le maroquin c'est beau !
Mon vieux, si vous ne savez pas faire la différence entre une chèvre et un Homme, je ne préfère pas voir votre femme :D
RépondreSupprimerc'est une pratique totalement déviante. On la comprend parfaitement, sans être morbide pour autant. Après tout, qui n'a jamais rêvé d'une belle flûte en tibia ? ou d'un beau balai brosse en crin d'humain ?
TE
Cher ami, TE, il faut se contenter en fait de savoir reconnaître une femme!
RépondreSupprimerMais bravo à vous, pour savoir reconnaître la différence entre un homme et une chèvre... Il est vrai que rien ne remplace l'expérience!
:)
Cher anonyme,
RépondreSupprimeroui, d'autres que vous n'ont pas besoin d'avoir recours à l'expérience pour distinguer une femme (qui fait partie de la race des Hommes, vous savez, avec un grand H et un petit doigt) d'une chèvre. Mais vous qui avouez ici avoir fait les deux expériences qui vous dit que vous avez fait le bon choix, au final ? L'odeur de la peau ? :D
Allez, sans rancune, l'ami. Ne nous tourmentons pas avec de bêêêêê-tes invectives sur ce blog qui mérite mieux.
En vous souhaitant une bonne journée, bien le bonjour à votre dame,
TE
Je constate qu'on ne peut pas vous laisser 5 minutes sans surveillance!
RépondreSupprimerEn ce qui me concerne, je ne considère pas ce type de reliure comme une pratique déviante. Je me demande d'ailleurs si notre vision n'est pas déformée par notre culture. En occident, le corps est sacralisé, et le cadavre aussi d'ailleurs, mais sous d'autres cieux?
Ces reliures, qui sont le plus souvent des clins d'oeil (ironiques pour les danses macabres, "thématiques" pour les ouvrages de médecine), ne sont finalement pas si éloignées que ça d'artefacts utilisant des morceaux de corps humains dans d'autres cultures (qui sont innombrables).
En écrivant ces lignes, je me demande d'ailleurs comment un anthropophage de Nouvelle Guinée aurait envisagé ces reliures. Probablement d'une façon plus simple que nous, non? (le summum pour un anthropophage étant sans doute de se voir proposer un menu de fête sur une carte en peau humaine... brrr).
Déviantes, donc? Non. Culturelles, sans aucun doute. Il y a d'ailleurs fort à parier que les responsables de ces reliures souhaitaient choquer d'une certaine manière, ce qui nous ramène au "culturel"...
Sur le plan personnel, je me souviens que tant que l'objet était abstrait et que je l'enviageais de cette façon culturelle (corps sacré, 3ème Reich, etc), il était un peu tabou. Quand je l'ai eu entre les mains, et après ces lectures pour en savoir plus... ce n'était plus qu'une curiosité, manipulable sans dégoût.
Je crois quu'un archéologue lit ce blog, sans être spécialiste de la question, peut-être a-t-il des choses à ajouter sur l'approche du corps dans les sociétés humaines?
Hugues
P.S. : en terminant ces lignes, je pense aussi aux catacombes... avouez que c'est peu ragoûtant, mais savez-vous que les cadavres furent exhumés des cimetières parisiens et déplacés pour y être entreposés, et que cela posa des problèmes sanitaires importants dans Paris (c'est aussi pour cela qu'on les déplaçait d'ailleurs). Bref, cette chose qui nous interpelle aujourd'hui, était une action de salubrité hier, absolument pas choquante.
Dans son ouvrage sur la reliure en France de 1900 à 1925 (t. I, p. 135-150), E. de Crauzat a signalé plusieurs exemplaires (fin XIXe-début XXe), d'un genre un peu différent des vôtres.
RépondreSupprimerUn bibliophile, médecin, faisait incruster dans un cuir animal un tatouage, réalisé sur une peau humaine, en rapport avec le sujet du livre: un tatouage représentant deux duellistes en costume Louis XIII servit ainsi à illustrer le plat des Trois mousquetaires...
Guillaumus
Bienvenue Guillaumus (je crois que c'est votre premier commentaire) et merci beaucoup pour ces précisions.
RépondreSupprimerJ'avais d'autres exemples de reliures en peau humaine et j'ai dû faire un choix... En passant, on parle aussi d'un médecin dermatologue américain de la fin du 19ème qui a convaincu plusieurs de ses patients de le laisser effectuer un prélèvement après leur décès, pour relier ses ouvrages sur leur maladie........
Quant au tatouage, je m'en veux d'avoir oublié, mais il semble que la BNF possède un ouvrage relié avec la peau d'un marin tatoué.
H
J’ai vu passer sur Ebay un ouvrage portant sur les « curiosités » de l’époque révolutionnaire : Boucles d’oreilles à la guillotine pour les élégantes, peaux tannées des suppliciés servant à confectionner des culottes pour ceux qui en avaient point (pour les reliures je ne peux rien affirmer), enfin le summum de l’élégance et du bon goût en cette fin du XVIII.
RépondreSupprimerJe n’ai malheureusement pas relevé les informations ( titre et auteur )de cet ouvrage. Peut être un lecteur charitable de ce blog me renseignera t‘il ?
Bonjour dede, aucune idée en ce qui me concerne. Ca pourrait ressembler à du Martin Monestier.
RépondreSupprimerH
C'est une édition du XIX.
RépondreSupprimerDonc pas Monestier.
Merci
Je crois avoir lu quelque part que la Constitution de 1793 reliée en peau humaine, l'était en peau d'aristocrate, ce qui donne à la chose une autre saveur ...
RépondreSupprimerLe rapport à la mort, aux restes humains est bien sûr intimement lié à la culture, reliques religieuses, souvenirs royaux, ...
Vous pouvez également lire sur le sujet l'article "le livre en tenue de deuil" dans le Magazine du Bibliophile de novembre 2004, qui expose l'histoire bien connue de la reliure en peau humaine conservée dans la bibliothèque de Camille Flammarion (oui, celui de l'Astronomie populaire !) mais aussi celles des reliures macabres...
RépondreSupprimerbien cordialement
Je viens de croiser par hasard un petit article intitulé "Des reliures en peau humaine..." d'Albert Bouckaert publié dans Pro Medico, revue périodique illustrée, n°6, 1929. Visiblement, cet article était déjà sorti dans le Bulletin du Musée du livre Belge, puis dans la Revue des Industries du Livre, n°304, 1927-1928.
RépondreSupprimerBonne lecture...
Philippem
Pour ceux et celles qui lisent l'anglais la revue TLS (Times Literary Supplement) parle des skins books, de l'esclavage et de la révolution américaine...
RépondreSupprimerL'accès en ligne est payant...
"Hidebound in servitude
In 1929, a purchasing agent employed by the pharmacist and philanthropist Henry Wellcome went to an auction and picked up a book. He ran his fingers over the binding and turned the book over in his hands. It was small and darkly bound and, except for..."
JILL LEPORE
10 September 2010
http://www.timesonline.co.uk/
http://www.leparisien.fr/insolite/bibliotheque-de-harvard-un-livre-du-xixeme-siecle-relie-en-peau-de-femme-05-06-2014-3899957.php
RépondreSupprimerCe commentaire a été supprimé par un administrateur du blog.
RépondreSupprimer