samedi 27 septembre 2008

La Nef des Fous, de Sebastien Brant et la tirade du Bibliophile

Amis Bibliophiles Bonsoir,

Il est des livres qui vous « capturent ». Une fois que vous avez croisé leur route, ils ne vous quittent plus jamais. Pour Raphael ce sera les Pillone, pour moi, parmi ces livres, La Nef des Fous occupe une place importante. Je vous propose ce soir de revenir sur ce célèbre ouvrage.
La Nef des fous (das Narrenschiff) est un ouvrage allemand écrit par le strasbourgeois Sébastien Brant à la fin du XVe siècle.
Portrait de Brant

Publié à Bâle par Johann Bergmann d'Olpe le 1er mars 1494, soit le premier jour du Carnaval, le Narrenschiff est un récit versifié qui met en scène les divers types de la folie humaine, dans une forme assez proche des « Danse de la Mort », dont j’ai déjà parlé ici.

L’ouvrage est signé de Sebastien Brant (1458 – 1521), juriste allemand qui est né et mort à Strasbourg après avoir vécu à Bâle. On le considère souvent comme le père de la Narrenliteratur ou le genre bouffon, dont la Nef des Fous est le point de départ. L’ouvrage connaîtra un succès immédiat (26 éditions incunables) et sera traduit en plusieurs langues (dont notamment en latin, le Stultifera navis, par Locher et publié par Bade en 1496, et en français par Pierre Rivière entre 1497 et 1499). Un version française paraîtra ainsi à Lyon en 1497, 1498 (La Nef des Folz du Monde, à Lyon, chez Balsarin), puis 1530. Des versions anglaises, flamandes ou en bas allemand seront également éditées. Curieusement, l’ouvrage tombera quasiment dans l’oubli après les dernières éditions du début du 17ème siècle.

Les raisons du succès sont triples: d’une part, fait très rare pour l’époque, l’ouvrage est d’abord publié en langue vulgaire, d’autre part le texte qui mêle humour, ironie, rigorisme et s’inspire à la fois du colportage et de la Réforme, et enfin l’illustration, qui a fait l’objet une attention particulière; elle est confiée à un jeune homme, filleul du grand imprimeur Koberger, et qui est alors de passage à Bâle : Albrecht Dürer (1471 - 1528), qui n’aura que 23 ans au moment où l’ouvrage sort pour la première fois des presses.

Dürer : autoportrait

Pour autant, même jeune, Dürer n’est pas un inconnu puisqu’il a déjà travaillé sur les Chroniques de Nuremberg, parues en 1493. Ses créations pour le Narrenschiff sont tout simplement extraordinaires, d’une finesse extrême et très expressives. On lui attribue généralement 73 des 105 gravures de la première édition du Narrenschiff. On pense également, pour l’anecdote, que Dürer s’est représenté lui-même, ainsi que Brant dans certaines gravures.

Le Narrenschiff est un texte pessimiste, il décrit au fil des quelques 7000 vers, le voyage des fous, embarqués dans leur nef, pour gagner le pays de Narragonia. C’est en fait un catalogue des folies humaines et des travers de l’humanité. Comme dans les danses macabres, toutes les classes sociales sont concernées : le clergé, la noblesse, la roture, la magistrature, les universitaires, les négociants, les paysans, les cuisiniers et même les bibliophiles, ou plutôt un bibliomane si l’on préfère, et qui dans certaines éditions guide même les autres fous à la proue du navire (une édition au moins, que j'ai eu entre les mains). Brant pense que les efforts des hommes sont vains et que tous courent également à leur perte, le naufrage de la Nef.
Au total, dans l’édition originale, ce sont 112 chapitres qui nous présentent le savant (qui ne sait rien), le riche (qui ne possède rien d’une réelle valeur), le médecin (qui ne sait pas se soigner lui-même), le bibliomane (qui ne lit pas ses livres). On notera que cette organisation et une table des matières permettent au lecteur, dès l’origine d’aller consulter le portrait du « fou » qu’il recherche. Autre élément important, on ne peut éviter de considérer que l’œuvre a été imaginée dès le début comme un message destiné au plus grand nombre : le texte en langue vulgaire d’une part et les gravures d’autre part, qui sont suffisamment éloquentes pour ceux qui ne sauraient lire.

Pour les bibliophiles, enfin, on retiendra deux autres choses : le bibliomane mène cette danse des fous et Brant dans ses 112 chapitres, prend la peine d’en consacrer un au bibliophile, qui s’accompagne de ce texte :

Je suis bien fol de me fier en grant multitude de livres. Je désire tousjours et appète livres nouveaux ausquelz ne puis rien comprendre substance, ne rien entendre. Mais bien les contregarde honnestement de pouldre et d'ordure, je nettoye souvent mes pulpitres. Ma maison est décorée de livres, je me contente souvent de les veoir ouvers sans rien y comprendre.

Quel ouvrage admirable, emblématique d'une époque, à mi chemin entre Moyen Age et Renaissance… Pour les amateurs d'autres arts, n'oublions pas la sublime Nef des Fous de Jérôme Bosch.

H

6 commentaires:

  1. J'adore ces présentations de livres légendaires! Ca me donne envie de faire une demande bidon de recherche à la BnF pour en feuilleter quelques pages...

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  2. Bonjour,
    Si ce n'était cette détestable orthographe :) le propos est fort pertinent et l'ouvrage un icône.
    Comment comprenez-vous la phrase " Mais bien les contregarde honnestement de pouldre et d'ordure, je nettoye souvent mes pulpitres" ?
    Bravo pour la présentation. Pierre

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  3. Même si la compréhension du texte, et surtout la vitesse de lecture, est rendue plus compliquée par l'emploi d'un français qui est bien différent du nôtre, je trouve plutôt charmant ce français du bas Moyen Âge qui est une langue très imagée et dont certains mots et certaines tournures particulièrement heureuses feront le bonheur de certains poètes de la Renaissance et également de quelques poètes du XIXe "fétichistes" des mots comme Mallarmé par exemple. Par " de pouldre et d'ordure" il faut comprendre à mon sens "de la poussière et des impuretés", le reste de la phrase étant clair.

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  4. Bonne question. Voici une autre "traduction":

    J'apete tous les jours de voir
    Livres, lesquels ne puis apprendre,
    Ne la substance d'eulx comprendre,
    Toutesfois bien les contregarde,
    Et en tout honneur je les garde
    De pouldre et d'immundicité,
    Car par grant curiosité
    Souvent mes pulpitres baloye,
    Là où de doctrine tournoye
    Tous les jours disputacion;

    En allemand, il protège ses livres des mouches.

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  5. Trad:
    je garde = je protège honnêtement (en homme bon) contre la poussière (pouldre) et les ordures ou les saletés mes livres, je nettoie régulièrement mes pupitres ;

    = je les garde bien de toutes saletés et poussières (mes livres), je nettoie régulièrement mes pupitres !!

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