dimanche 28 mars 2010

Un voyage imaginaire, cannibale, utopique: Naufrage et avantures de M. Pierre Viaud, capitaine de navire

Amis Bibliophiles bonjour,

Les plaisirs de la bibliophilie sont nombreux, au point que l'on peut parfois oublier le premier plaisir que peut procurer un livre, celui de la lecture. Je n'irai pas jusqu'à dire que j'ai lu chacun des livres de ma bibliothèque, non, je vous renvoie d'ailleurs aux réponses d'Umnberto Eco quand on lui pose la fameuse question "mais vous les avez tous lus?" (in La Nouvelle Revue des Livres Anciens, n°2, 2009), mais il est vrai que lire une nouvelle acquisition est toujours un très beau moment.
Je viens ainsi de terminer Naufrage et avantures de M. Pierre Viaud, Natif de Bordeaux, capitaine de navire, à Neuchatel, aux dépends de la société typographique, 1770. Le moins que l'on puisse dire est que le voyage de retour en France de M. Viaud n'a pas été de tout repos. En effet, avant de rentrer en France, il décida de participer à un court voyage commercial de la Caye Saint-Louis vers la Louisianne, sur le brigantin Le Tigre, commandant La Couture, avec 16 autres passagers, dont son esclave noir, mais aussi l'épouse et le fils de La Couture.

Presque aussitôt pris dans une temptête le Tigre s'échoue sur les brisants de l'île du Chien et ce n'est qu'après quelques péripéties que l'équipage finît par atteindre la plage. Malgré les efforts héroïques de Viaud pour récupérer quelques armes et du biscuit dans l'épave, les survivants ont des difficultés à survivre sur l'îlot quasi désertique. C'est donc avec joie qu'ils voient accoster une pirogue transportant un "sauvage" et sa famille. Celui-ci propose d'emmener La Couture, sa femme, son fils, Viaud, son escalve et un autre homme au fort Saint-Marc, qui est selon lui tout proche. Las la navigation sur la pirogue dure quelques jours et un matin le sauvage abandonne les rescapés sur un nouvel îlot après les avoir délestés de leurs dernières possessions.

Nos six infortunés ne survivent plus désormais qu'en mangeant des huitres, jusqu'à ce que la découverte d'une pierre à fusil ne finisse par leur permettre d'améliorer un peu leur ordinaire. Les quatre hommes élaborent un radeau, mais celui-ci sombre et seul Viaud parvient à rejoindre Mme Couture et son fils de quinze ans, qui étaient restés avec l'esclave noir. Rapidement, l'état de l'adolescent se détériore et les deux adultes l'abandonnent (première invraisemblance?). Viaud, son esclave et Mme La Couture s'enfonce alors dans la "jungle" où les dangers sont nombreux: lions, tigres (sic), et la faim bien sûr qui menace gravement leur santé.

Il n'y a qu'une solution vous l'aurez compris et Viaud doit finalement s'y résoudre avec l'assentiment muet de Mme La Couture: il assome son esclave et ensemble ils le vident de son sang puis mangent immédiatement sa tête (deuxième invraisemblance?), avant de le boucaner et de se constituer une réserve de viande séchée qu'ils consommeront ensuite tout au long de leur trajet.

Viaud nous fait bien part de son dégoût, mais nous confie également que c'est l'assentiment de Mme La Couture qui le conforte dans le bien fondé de leur action... La survie de deux bons chrétiens passe par là, et plusieurs fois, on sent une vraie communion autour de la viande maudite entre les deux anthropophages par nécessité.

Après avoir allumé des feux de forêt pour se préserver des bêtes féroces, perdu puis retrouvé la pierre à feu dans la jungle (et de nuit, s'il vous plaît), nos deux survivants à bout de forces finissent par entendre des voix familières, celles d'une patrouille anglaise à la recherche de naufragés... C'est le salut. Ils sont recueillis, soignés et l'équipage décide de les conduire à Saint Marc des Appalaches. Bon chrétien toujours, Viaud demande une dernière faveur à l'officier anglais: retrouver la dépouille du fils La Couture pour lui offrir une sépulture décente. On finît par retrouver le lieu où une semaine auparavant l'infortuné adolescent fût abandonné. Son corps hélas est toujours au même endroit, face contre terre et sent déjà la charogne... Mais il bouge encore! Il est vivant! Dieu soit loué.... Tout notre beau monde arrive au fort, se remet lentement et Viaud peut enfin revenir en France et nous conter ses malheurs.
Vous l'avez compris, entre le 19 avril et 7 mai, date à laquelle un offcier anglais lui porte enfin secours, M. Viaud aura vécu de bien difficiles moments. La lecture est passionnante et elle aura d'ailleurs passionné les lecteurs de l'époque.

Publiée une première fois en 1768 sous le titre "Effets des passions, ou Mémoires de M. de Floricourt" (Londres et Paris), les références anthropophagiques font scandale auprès des lecteurs, sans parler du mythe du bon sauvage qui est là sérieusement écorné. Le texte sera republié en 1770 puis de nombreuses autres fois sous le titre Naufrage et avantures....

Oui mais voilà, Pierre Viaud a-t-il seulement existé? En effet, selon Barbier, le texte est en fait de Dubois-Fontanelle et le voyage serait en fait purement imaginaire.

Joseph-Gaspard Dubois-Fontanelle, né le 27 octobre 1727 à Grenoble où il est mort le 15 février 1812, est un journaliste, homme de lettres, auteur dramatique et traducteur français. Venu à Paris où il trouve un protecteur en la personne de son compatriote l'abbé de Mably, il collabore à L'Année littéraire, à la Gazette des Deux-Ponts, à la Gazette de France et au service politique du Mercure de France. En 1762 et 1763, il donne au Théâtre-Français deux comédies qui n'ont aucun succès. Il publie alors des ouvrages de commande : contes, traductions, opuscules philosophiques. Son nom sort de l'obscurité lorsqu'une autre de ses pièces, Éricie, ou la Vestale, tombe sous les ciseaux de la censure. Imprimée clandestinement, la pièce est représentée à Lyon en 1768, avec pour résultat la condamnation de trois malheureux colporteurs aux galères. Sa dernière pièce, Loredan, tombe lors de sa première représentation à la Comédie-Française en 1776.

Lorsque survient la Révolution, Dubois-Fontanelle s'en retourne prudemment dans sa ville natale, où il devient professeur de belles-lettres à l'école centrale de l'Isère à partir de 1796, puis professeur d'histoire à l'Académie de Grenoble à partir de 1804.

Bref... les merveilleuses avantures de M. Viaud sont imaginaires et comme le souligne Christian Angelet dans son Recueil de préfaces de romans du XVIIIe siècle: 1751-1800 (Société française d'étude du XVIIIe siècle), elles présentent tous les stéréotypes des romans maritimes de l'époque, à commencer justement par le cannibalisme. Le texte de Pierre Viaud est d'ailleurs assez proche de La vie et les aventures de Peter Wilkins de Paltock (paru en 1751) et que Dubois-Fontanelle a probablement pu lire, mais là, c'est une autre belle histoire....
Le naufrage et les avantures de Pierre Viaud, sans être très rare, n'est pas ouvrage courant, et vous l'avez compris, est d'une lecture intéressante pour les amateurs de voyage et de romans du 18ème. Mon ouvrage est dans un état correct mais démontre en tout cas que l'on peut aussi aimer les cartonnages d'époque, surtout quand le doreur a fait les efforts nécessaires pour que la pièce de titre soit finalement très bien exécutée.

H

8 commentaires:

  1. Chèr(e)s ami(e)s bibliophiles, je suis à la recherche de l'auteur de la citation suivante, et de son texte exact, que je cite seulement de mémoire : "je ne veux pas que mes livres aillent dormir dans les rayons d'un musée, mais qu'ils soient dispersés au feu du marteau, et aillent rejoindre les bibliothèques d'autres passionnés qui sauront les aimer" (je suis vraiment très loin du texte exact, mais ceux qui savent auront reconnu !). Auteur, un des frères Goncourt ? Merci d'avance. Pour info, c'est pour l'inclure dans un article que je prépare pour le blog, dans l'interview d'un grand bibliophile, qui a précisément donné sa bibliothèque à un musée.
    Merci, et bonne fin de dimanche, pluvieux en ce qui me concerne. Benoît.

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  2. Edmond de Goncourt: "Ma volonté est que mes dessins, mes estampes, mes bibelots, mes livres, enfin les choses d'art qui ont fait le bonheur de ma vie, n'aient pas la froide tombe d'un musée, et le regard bête du passant indifférent, et je demande qu'elles soient toutes éparpillées sous les coups de marteau du commissaire-priseur et que la jouissance que m'a procurée l'acquisition de chacune d'elles soit redonnée, pour chacune d'elles, à un héritier de mes goûts." (en tête de ses catalogues)

    Lauverjat

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  3. Christian Galantaris cite également Etienne Baluze qui souhaitait la vente au détail de sa bibliothèque "Afin que les particuliers trouvassent après sa mort ce qu'il avait lui-même recherché et trouvé après la mort des autres", je ne sais pas d'où vient cette phrase à la troisième personne.

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  4. Récit en effet passionnant mais peu vraisemblable. Dans la réalité, les protagonistes auraient surement mangé la femme dont la chère est plus tendre ;-))

    Merci Lauverjat. Pierre

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  5. L'aventure de Pierre Viaud n'est pas imaginaire. Elle est attestée par des documents américains. Dubois-Fontanelle l'a, bien sûr, écrite et enjolivée, pour assurer les ventes du livre. On trouve les références utiles dans l'article de Wikipédia consacré à Pierre Viaud

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