1855. Le rapport de l’Exposition universelle
est sans appel pour ce qui est de la reliure quand il assène ce terrible
axiome : « Nous ne pouvons que copier les anciens ». Et Clément de Ris
confirmera quelques années plus tard cette exigence de la clientèle des
bibliophiles du xixe siècle,
pour lesquels la référence restera longtemps le pastiche et les reliures
rétrospectives, en écrivant : « [...] quand nos relieurs modernes
veulent faire un chef d’œuvre, ils ont le bon esprit de se borner à imiter ce
que l’on faisait il y a trois cents ans ». Ce goût aura une influence
majeure sur les reliures créées à l’époque, faisant des quelques iconoclastes
des figures majeures de la reliure au xixe
siècle, ainsi Marius Michel, ainsi également Pierre-Marcellin Lortic, dit
« Le Frondeur ».
Né à Saint-Gaudens le 4 avril 1822, le Gascon
Pierre-Marcellin Lortic, arrive à Paris à la fin des années 1830 et intègre
comme ouvrier l’atelier de Pierre-Paul Gruel. Le jeune homme se distingue par
un fort caractère et des conceptions personnelles qu’il affirme haut et fort,
avec son fort accent méridional. En 1844, alors qu’il n’a que 22 ans, il
s’installe à son compte et ouvre un premier atelier au 199 rue Saint-Honoré,
adresse qui sera la sienne jusqu’à son déménagement au 1 rue de la Monnaie,
vers 1860.
Lortic |
Pour favoriser son installation, il
privilégie pendant un temps les décors rétrospectifs très en vogue à l’époque,
en particulier avec ses plaquettes réputées pour leur finesse et leur parfaite
exécution. Les reliures de Pierre-Marcellin Lortic se distinguent par le poli
de leur maroquin, leur fermeté, leur légèreté (plats minces qui nécessitèrent
hélas parfois l’emploi du laminoir,
comme l’indique Quentin-Bauchart), la finesse de leurs cartons et leurs nerfs
très pincés, et la subtilité de leur dorure, même si « Le Frondeur »
n’est pas doreur et qu’il confie ses travaux aux plus grands spécialistes de
l’époque, notamment Wampflug et Maillard.
Cette finesse attirera
d’ailleurs quelques critiques, dont celles des amateurs de reliures exécutées
par Trautz, très grand relieur, mais auquel on peut néanmoins faire le reproche
d’avoir caché une absence presque totale de créativité derrière un savoir-faire
irréprochable. Ces détracteurs qualifièrent ainsi le style de Lortic de «
lorticulture ». Là où Lortic crée, avec une technique qui peut parfois, il est
vrai, prêter à débat, l’austère Trautz se contente d’imiter les anciens. Tout
en somme, y compris la dorure profonde de Trautz, qui repassait trois ou quatre
fois sur le même filet, et celle plus légère de Lortic, distinguait les deux
maîtres.
Alors que Trautz est austère et se plie
volontiers aux caprices de sa clientèle en matière de reliures rétrospectives,
Lortic « Le Frondeur » est un original : il fuit les conseils et les
recommandations de la clientèle, et accroche un panneau « défense d’entrer »
sur la porte de son atelier pour décourager ceux parmi les amateurs qui voudraient
influer trop lourdement sur ses choix. Mais surtout, Lortic est un innovateur,
et au delà de son perfectionnisme et de la maîtrise incontestable dont il fera
preuve, il va révolutionner cet art industriel qu’est la reliure, que ce soit
au niveau de la relation avec le bibliophile, de l’approche commerciale et même
de la technique.
Techniquement, les deux apports principaux
de Lortic à la reliure française du xixe
siècle sont le recours aux gardes
de brocart ou de soie moirée, et le décor à caissons, qu’il créera à l’époque
où il est l’un des premiers à s’émanciper de la tendance rétrospective. Le
décor à caissons est une variante du décor « plafonnant » à compartiments,
caractéristique de son prédécesseur et « pays », Le Gascon. Il consiste à
couvrir la reliure ou la doublure d’un ouvrage de caissons dorés, eux-mêmes
remplis de dorures très fines et de fers tortillés de pur « estyle », accent
méridional oblige.
La relation que développe Lortic avec ses
clients est également particulière : il a une conception très personnelle de
son art et n’apprécie que modérément la critique et le conseil des
bibliophiles. De là naîtra peut-être sa principale innovation commerciale : ne
plus attendre le client, acquérir lui-même des ouvrages, les relier à son goût
et les proposer directement à la vente dans un atelier qui devient également,
par le fait, une librairie. Le concept est révolutionnaire, à une époque où la
reliure de luxe procède de la commande d’un particulier qui apporte ensuite son
ouvrage chez le relieur, avec ses indications. Il vaudra à Lortic les critiques
des libraires et des amateurs, mais démontre que le relieur avait une très
bonne connaissance du livre et des goûts de l’époque, si ce n’est
bibliographique.
Son goût le pousse d’ailleurs plutôt vers des ouvrages
d’exception ou des raretés bibliographiques dont il ne se dessaisit qu’avec
réticence pour les vendre aux grands bibliophiles de son époque qui sont ses
clients : Didot, Lesoufaché, le duc de Parme, le duc d’Aumale, Daguin, le duc
de Rivoli, Edmond de Goncourt, Poulet-Malassis, Asselineau, Banville et bien
sûr Baudelaire avec lequel il nouera une relation particulière.
La vente de la bibliothèque de Pierre-Marcellin
Lortic, qui se tient à Drouot les vendredi 19 et samedi 20 Janvier 1894, en apportera
d’ailleurs la démonstration éclatante : les 204 livres du catalogue (Paris, Ém.
Paul, L. Huard et Guillemin, 1894), répartis par thèmes, Théologie, Sciences et
Arts, Beaux-Arts, Belles-Lettres et Histoire, sont tous, ou presque, des
ouvrages rares, habillés de reliures de luxe signées Lortic, mais également Le
Gascon, Duru, David, Marius-Michel, Niedrée, Capé, Masson-Debonnelle,
Gruel … et même Trautz.
Pierre-Marcellin Lortic semble avoir une prédilection
pour les xvie et xviie siècles, et on note
aussi bien des livres d’Heures du xvie
siècle, des incunables, une série de Rommant de la rose, une édition
originale des Fleurs du mal, reliée par Lortic, qu’un curieux
exemplaire de La Peau de chagrin de Balzac, formé des épreuves sur
lesquelles l’édition originale a été imprimée : elles portent des
corrections et des annotations de la main de Balzac, et signées, ainsi que
plusieurs bons à tirer, de ses initiales « H. B. » ou
« Bc ».
Romans & Contes, Voltaire, relié par Lortic |
Intéressé par les statuts de ses
prédécesseurs du xviiie
siècle, Lortic sera également un membre important de la communauté des relieurs
du xixe siècle, un
membre reconnu par ses pairs, qui iront même jusqu’à rédiger une pétition pour
que leur confrère, retiré des affaires en 1884, soit membre du jury de
l’Exposition universelle de 1889.
Pierre-Marcellin Lortic aura d’ailleurs été
lui même récompensé à de nombreuses reprises, aux Expositions universelles de
Londres (1851, il n’a alors que 29 ans), Paris (1855 et 1878), Vienne (1873) et
Philadelphie (1876), avant d’être le premier relieur français fait chevalier de
la Légion d’honneur en 1878. Ces multiples décorations figurent d’ailleurs sur
son étiquette de relieur que l’on peut parfois retrouver en haut du premier
feuillet de garde, en plus de son fer, situé au centre du premier
contre-plat.
Fer de Lortic |
Pierre-Marcellin Lortic met fin à ses
activités professionnelles en 1884. Il eut quatre fils, dont deux, Marcellin et
Paul, lui succédèrent. On identifie leurs reliures par les signature « Lortic
Frères », et « Lortic Fils », qui est celle de Marcellin. L’association des
deux frères se termine en 1891, et c’est Marcellin seul qui reprend alors
l’activité paternelle, dans l’atelier familial de la rue de la Monnaie, puis au
50 rue Saint-André-des-Arts, et enfin au 7 rue Guénégaud.
Baudelaire appréciait la finesse du travail
de Lortic dont il fut très proche, au point qu’il lui confia huit exemplaires
de l’édition originale des Fleurs du mal, dont trois des vingt
exemplaires sur Hollande : son propre exemplaire, celui qu’il destinait à sa
mère et qui sera finalement offert à Achille Fould et celui d’Aglaé Sabatier,
qui inspira plusieurs poèmes des Fleurs du mal. Ces trois exemplaires
furent reliés en plein maroquin, ainsi que l’un des exemplaires sur papier
ordinaire, destiné à l’avocat du poète, Gustave Chaix d’Est-Ange, alors que les
quatre autres exemplaires, tous sur papier ordinaire, furent reliés par Lortic
en demi-maroquin janséniste.
Dans son article Les Exemplaires sur hollande
de l’originale des Fleurs du mal ( In Bulletin du Bibliophile.
Paris, Promodis, 1975, III), Maurice Chalvet décrit ces quatre exemplaires
comme caractérisés « par la minceur des cartons, l’étroitesse des chasses,
le bombé accentué du dos, la finesse de cinq nerfs, très saillants, sertis de
caisssons à froid, et la dorure du titre effleurant à peine le maroquin, très
poli. L’ouvrage trouve un surcroît d’élégance dans le fait qu’il a été battu
presque à l’excès. Toutes choses propres aux demi-reliures que Lortic semble
avoir abandonnées, une fois le grand succès venu ». Baudelaire confiait
également d’autres ouvrages à Pierre-Marcellin Lortic dont son exemplaire de Madame
Bovary sur vélin.
Dos d'ouvrages reliés par Lortic |
Considéré comme l’un des plus importants relieurs du xixe siècle, Pierre-Marcellin
Lortic a cristallisé les passions de ses contemporains et son imagination est
salutairement venue remettre en cause la mode des reliures rétrospectives, pour
ouvrir la voie à des successeurs célèbres comme Marius Michel. C’est justement
parce que l’homme était « espécial » – combien de relieurs laissèrent une
bibliothèque de cette qualité ? – et que son approche contrariait les habitudes
bien ancrées de certains bibliophiles, que les opinions à son sujet manquèrent
souvent de mesure, même si aujourd’hui tous s’accordent à faire de lui l’un des
relieurs majeurs du xixe.
En voici trois en guise de conclusion :
Ernest Quentin-Bauchart :
« Je ne partage donc à aucun degré l’intolérance de certains de mes amis,
fervents adorateurs de Trautz, qui achetaient des Lortic pour se donner
le plaisir de les casser et de les jeter par la fenêtre, ou qui
s’écriaient "que s’ils étaient jamais damnés, leur enfer serait de remuer
une de ses reliures" ! »
Edmond de Goncourt : « Mais, pour moi, quand il est
dans ses bons jours, Lortic, sans conteste, est le premier des relieurs. C’est
le roi de la reliure janséniste, de cette reliure toute nue, où nulle dorure ne
distrait l’œil d’une imperfection, d’une bavochure, d’un filet maladroitement
poussé, d’une arête mousse, d’un nerf balourd, – de cette reliure où se
reconnaît l’habileté d’un relieur ainsi que l’habileté d’un potier dans une
porcelaine blanche non décorée. Nul relieur n’a, comme lui, l’art d’écraser une
peau et de faire de sa surface polie, la glace fauve qu’il obtient dans le brun
d’un maroquin La Vallière ; nul, comme lui, n’a le secret de ces petits nerfs
aigus qu’il détache sur le dos minuscule des
mignonnes et suprêmement élégantes plaquettes que lui seul a
faites. » Le même se permettra cette boutade, inscrite sur la garde d’un
demi-maroquin de Pierre-Marcellin Lortic : « dans une de ces demi-reliures
à petits nerfs, comme aucun relieur, soit ancien soit moderne, n’est arrivé à
en faire – des petits-nerfs auprès desquels les nerfs de Bauzonnet sont des
nerfs de choumaque et de rapetasseur de chaussures. »
Relieur, libraire,
bibliophile, gascon, Pierre-Marcellin Lortic, dit « Le Frondeur », s’est éteint
à Paris le 16 avril 1892.
H
Bibliographie:
Catalogue de la bibliothèque de feu M. Lortic. Paris, Ém. Paul, L. Huard et Guillemin,
1894.
Chalvet (Maurice). Les Exemplaires sur hollande de l’originale des Fleurs
du mal. In Bulletin du Bibliophile. Paris, Promodis, 1975, III.
Devauchelle (Roger). La Reliure. Recherches historiques,
techniques et biographiques sur la reliure française.
Paris, Éditions Filigranes, 1995.
Quentin-Bauchart (Ernest). Mélanges bibliographiques (1895-1903). Paris, Henri
Leclerc, 1904.
RépondreSupprimerOù ai-je lu que Trautz fut le premier relieur à recevoir, en 1869, la croix de la Légion d'Honneur?
:) :) :)
Lauverjat
Dans "Le Magazine du bibliophile", n° 83-mars 2010.
RépondreSupprimerLortic a reçu sa Legion d'honneur en 1878, Trautz en 1869.
RépondreSupprimerTrautz n'était pas français, il était allemand, l'article de Hugues est donc absolument correct.
RépondreSupprimerTrès bon article d'ailleurs.
Les gens ne lisent pas, c'est pour cela qu'il faut tout répéter....
Jacques L
Il est joli ce "Romans et Contes"...
RépondreSupprimerFigures avant les numéros ou pas?
Je crois me souvenir qu'il était en vente chez un libraire japonais.
mais bon, c'est par Lortic hein :))
Cordialement,
Wolfi
Chers Lauverjat et Rhémus... Alors, on ne connaît pas ses classiques? :) Trautz était bien allemand :)
RépondreSupprimerVenant d'un Capéiste illuminé comme Lauverjat, je comprends, mais M. Rhémus, ne devrait-il pas faire confiance à la NRLA?
:) :) :)
Hugues
Pour le romans et contes : Figures avant les numéros et il était bien chez un libraire Japonais !
RépondreSupprimerNicolas
rien à dire!
RépondreSupprimerLauverjat
Après ça, il n'y aura plus rien à dire ;-)) Félicitations. Pierre
RépondreSupprimerC'est le moment de se servir des archives de Pierrefitte-sur-Seine:
RépondreSupprimerle dossier est intéressant. Lortic y est déclaré "Notable commerçant". On trouve aussi quelques pièces concernant une requête du Grand Chancelier de la Légion d'Honneur à la recherche de Lortic en ... 1919. Le préfet de Police lui indique que "M. Lortic a été recherché sans succès" et que son nom ne figure pas non plus sur les registres des décès. Etrange ?
Supion
http://www.culture.gouv.fr/LH/LH133/PG/FRDAFAN83_OL1661021v001.htm
Merci Supion, ceci vient confirmer mon hypothèse, Lortic est vivant, il tient un surfshop avec Elvis à Hawaii.
RépondreSupprimerHugues
à J. Laget et Hugues
RépondreSupprimerQui lit et qui ne lit pas ?
Je répondais à la question de Lauverjat qui ne parlait que du "premier relieur" et non de "premier relieur français".
Tous les amateurs un peu intéressés par le sujet savent que Trautz était allemand.
Le premier RELIEUR qui a reçu la Légion d'honneur est bien Trautz (au titre étranger).
Le premier RELIEUR FRANCAIS qui a reçu la Légion d'honneur est bien Lortic père.
J'oubliais : en tant que rédacteur responsable de la relecture et mise en page des articles envoyés pour être publiés dans La Nouvelle Revue des livres anciens, je n'aurais pas laissé passer une si grossière erreur si l'affirmation de Hugues en avait été une.
RépondreSupprimerLortic à Hawaii, à bronzer sous les trautzpic, un comble...
RépondreSupprimerNicolas
(C'est l'un de ces moments ou l'anonymat serait bénéfique).
Accordé au bénéfice du doute!
RépondreSupprimer:)
Avec toute ma sympathie.
Jacques L.
J'adore cet échange surréaliste sur la légion d'honneur, Lortic comme à sa mauvaise habitude avait du presser très fort pour l'avoir en premier, et il s'est sans doute fendu d'une révérence comme la plupart de ses mors pour remercier...est-ce qu'un Lorticophile pourrait m'expliquer ce qu'il faisait vraiment mieux que ses confrères du temps...si ce n'est gérer son image, et bien maîtriser le lobbying dans les concours, j'adore l'étiquette ou il empile ses distinctions... il n'était pas doreur, d'où des dorures plus pâles avec moins de passages car il payait sans doute mal ses sous traitants;), ses plats et ses parures si fines comme celles d'un Chambolle Duru ont souvent explosés, bref Lortic si le rôle d'un relieur est de bien protéger un livre, il y a eu bien mieux à cette époque. Je provoque un peu pour que vous m'expliquiez ;-))
RépondreSupprimerUn Lorticophobe
On explique pas aux lorticophobes anonymes... :)
RépondreSupprimerSinon, j'ai l'email des Goncourt et de Quentin-Bauchart, vous pouvez toujours leur poser la question.
Je provoque un peu, pour me marrer
Hugues
Demain soir c'est Noël Hugues, vous pourriez m'aider à faire baisser le prix des reliures de Lortic si je veux en mettre une un jour sous mon sapin. Déjà c'est un bon début, je délire seul et vous répondez aux Lorticophobes anonymes nous serions donc plusieurs.Je lance le mouvement, j'ai appris dans d'autres messages récents qu'il fallait influencer le marché, moi j'essaye à la baisse mais il faut toujours un fond de vérité au départ, et il y en a dans ce que je dis. ;)
RépondreSupprimerQuels que soient les mérites de l'un et de l'autre, Trautz a l' avantage de s'être laissé "pervertir" par Henkey pour nous laisser des reliures parlantes !
RépondreSupprimerLortic a-t-il fait de même ?
Bonjour, Je suis le descendant de Pierre-Marcellin Lortic. Et je suis incroyablement surpris de découvrir cet article !
RépondreSupprimerBonjour Benjamin, je suis l'auteur du Blog du Bibliophile et de l'auteur du portait de votre aïeul: Pourriez-vous me contacter à blog.bibliophile@gmail.com ?
SupprimerCher Benjamin, bienvenue sur ce blog (au fait, êtes-vous bibliophile ?). Nous sommes honorés d'accueillir un descendant de ce (à mon avis très bon) relieur... J'espère que H. nous dira si vous possédez des souvenirs (ou mieux, des archives, ou mieux encore ?!) de votre aïeul...
RépondreSupprimerVous vous dites "incroyablement surpris" ; il est pourtant absolument normal et logique que M. Lortic fasse l'objet d'un tel post...
Espérant en savoir un peu plus...
Cordialement.
B.