Amis Bibliophiles bonjour,
Certains livres marquent le parcours d’un bibliophile, c’est le cas de celui que je vais évoquer aujourd’hui.
Il n’est pas extraordinaire, il n’est pas de grande valeur, mais il est peu courant et surtout, il appartient au patrimoine intime et au parcours de découvertes qui fondent mon amour des livres… Il est entré dans ma bibliothèque, un peu par hasard, au moment où je commençais à devenir vraiment un “bookman” ! Il est, aussi, représentatif du type d’ouvrage que je préfère, celui que l’on désigne sous le nom d’illustrés modernes…
C’est également l’occasion d’évoquer un “livre pour enfant”, catégorie peu évoquée sur ce blog fréquenté par de doctes et savants érudits, parfois austères, plutôt amateurs de maroquins rouges (ou citron, suprême fantaisie) sur des E.O. de moralistes du 17e, voire de vélins dorés ornant des post-incunables illisibles…
Il s’agit, donc, de “Baba-Diène et Morceau de Sucre”, écrit par Claude Aveline et illustré par Jean Bruller, qui est plus connu sous son nom de plume, Vercors, (cf. notamment son ouvrage “Le Silence de la Mer”, initialement paru dans la clandestinité, sous l’occupation, aux Editions de Minuit alors naissantes).
Ce charmant petit ouvrage nous livre le récit des aventures entre un jeune blanc et un jeune noir africain, nourri d’un esprit de tolérance, publié à l’heure où les remous du post-colonialisme agitaient encore largement la société française…
Il s’agit d’une édition originale illustrée, publiée par la N.R.F. en 1937… Contrairement à nombre d’ouvrages de ce type, qui reprenaient un texte déjà publié en l’illustrant, il s’agit bien ici de l’E.O. (ce qui est donc relativement rare quand on parle d’illustrés modernes).
Les illustrations de Jean Bruller sont toutes en noir, à l’exception des plats de couverture, des lithographies très joliment colorées. L’ensemble est plutôt naïf, charmant, enfantin, mais une belle unité règne entre le texte et l’oeuvre picturale...
Ce livre fut, selon mes recherches, utilisé par l’Alliance Française de Tokyo, afin de servir de support à l’apprentissage du français au Japon. Les informations sur ce sujet ne sont pas formellement établies, mais un ancien responsable de l’A.F. nous l’a affirmé ! Jacques Desse (Librairie “Les Libraires Associés”) et Alban Cerisier (B.N.F.), dans leur remarquable somme : “De la jeunesse chez Gallimard, 90 ans de livres pour enfant”, N.R.F. 2008, n’évoquent pas cette hypothèse…
Ce qui rend cet exemplaire singulier et donc, modestement, “bibliophile” ? Il s’agit d’un des 57 exemplaires sur Alfa, seul tirage en grand papier… Le papier Alfa, qui est le “grand papier du pauvre” est ici plutôt flatteur, puisqu’il s’agit d’un “Alfax Navarre”, filigranné au chiffre de la papeterie éponyme, c’est à dire un des Alfa de la meilleure qualité. On ne trouve d’ailleurs aucune rousseur sur les pages de cet exemplaire.
Il est relié dans une modeste demie-basane verte, mais avec goût, dans des teintes qui correspondent aux tons des plats de couverture, avec une jolie pièce dorée du titre et de l’auteur au dos, sur basane maroquinée. Il est d’autre part enrichi d’un envoi autographe signé de Jean Bruller à un bibliophile.
Bibliophile dont on retrouve… pas moins de trois ex libris ! Deux gravés, l’un héraldique (par le dessinateur symboliste Robert Louis), l’autre coquin, les deux contrecollés sur le premier contreplat, et un timbre humide circulaire, héraldique (de Robert Louis également) sur la page de titre… Oui, trois ex libris du même sur un ouvrage… Ce bibliophile est la personne qui a fait relier l’ouvrage. Le même a interfolié entre les gardes la nécrologie de Jean Bruller, découpée dans une livraison du Figaro.
Il est dans un état de fraîcheur irréprochable, les tranches sont proprement mouchetées… Le dos n’a pas malheureusement pas été conservé par le relieur (petite lubie pourtant si appréciée des amateurs de livres modernes !).
Ce petit ouvrage, modeste et raffiné à la fois, nous semble réunir bien des qualités qui font, d’un simple joli petit livre, un véritable objet bibliophile, un unique parmi les multiples : tirage sur grand papier restreint, reliure de bonne facture, envoi autographe signé, ex libris… Aucun exemplaire sur Alfa (curieusement écrit “Alpha” sur le quatrième de couverture !), a fortiori correctement relié, ne semble disponible sur le marché aujourd’hui...
Petite anecdote, le trait de Jean Bruller semblant à l’époque bien (trop) proche de celui de Gus Bofa, ce dernier lui chercha noise après la publication de ce petit volume, l’accusant de plagiat… Querelle entre illustrateurs restée lettre morte, faute de documentation…
Un fonds Vercors existe aujourd’hui à la Bibliothèque Littéraire Jacques Doucet ; ces archives étant un des rares témoignages de l’activité picturale de celui qui est avant tout connu pour son mythique “Silence de la Mer”...
A bientôt pour évoquer un autre atypique de ma bibliothèque !
• Si vous désirez approfondir vos connaissances sur l’oeuvre picturale de Jean Bruller, vous pouvez utilement consulter le travail de Madame Nathalie Gibert-Joly, qui a livré un article très documenté sur le travail d’illustrateur de Jean Bruller, article disponible en ligne ici : https://strenae.revues.org/493 ; avec sa permission !
U.H.D.B.
Joli coup de projecteur sur les illustrés modernes qui sont devenus, aujourd'hui, le fond de commerce de beaucoup de librairies anciennes au détriment du 18ème et 19ème siècle. Pierre
RépondreSupprimerJe vous rassure cher Pierre, par souci d'équité et de représentativité, le chapitre deux de cette petite série "La Bibliophilie par l'exemple" sera consacré à un ouvrage début 19e !
RépondreSupprimerU.H.D.B.
les illustrés modernes ne sont pas dédaignés de tout le monde ! surtout un exemplaire de tête, avec un illustrateur renommé.
RépondreSupprimerJe serais tenté de dire qu'ils ne sont pratiquement plus dédaignés par quiconque. Même les librairies spécialisés dans l'ancien de haute graisse y viennent petit à petit.
RépondreSupprimerLes livres de jeunesse du début XXe sont particulièrement désirables : André Hellé, Edy-Legrand, Alain Saint-Ogan et Edgar Tytgat qui imprimait lui-même ses contes illustrés, toujours à très petit nombre.
Il est cependant indispensables qu'ils nous soient parvenus en très bel état ce qui est évidemment fort rare, l'état normal des livres pour enfants étant un délabrement plus ou moins avancé ...
René
Personne n'a d'ailleurs dit qu'ils étaient dédaignés... Loin de là, et je connais nombre de bibliophiles qui axent leur collection dans cette "spécialité". Il faut avouer que c'est souvent plus sexy et attirant que des E.O. anciennes... Presque tous les grands artistes du 20e s'y sont essayés, souvent avec bonheur...
RépondreSupprimerB.
Merci pour cette présentation qui m'a tant appris sur un ouvrage qui compta dans mon enfance et dont je regrette et qu'il ne soit pas en ma possession et qu'on ne le trouve pas sur remarché - on plus que la majorité des oeuvres de C. Aveline.
RépondreSupprimerMerci de nous faire partager votre connaissance de libraire bibliophile.