dimanche 24 janvier 2016

Plongée dans le roman gothique: Le Moine de Lewis (1797), tout savoir sur l'édition originale

Amis Bibliophiles bonjour,

M’intéressant beaucoup aux romans gothiques et en particulier au Moine, j’ai eu l’occasion au fil des années de recueillir des renseignements sur les différentes traductions.

Pour ceux qui ne connaissent pas bien: le roman gothique, né en Angleterre, a pour texte fondateur “Le château d’Otrante”, d’Horace Walpole (publié en 1765 et traduit en français en 1767). 

Un grand nombre d’écrivains anglais s’y sont essayés, faisant preuve de qualités très très inégales. En dehors de Walpole, trois noms se dégagent: Anne Radcliffe, auteur des Mystères d’Udolphe notamment, et de quelques autres titres, Lewis, auteur du Moine surtout (ses autres textes sont relativement peu intéressants) et Robert Maturin, auteur de Melmoth, mais aussi de Montorio -bien moins connu, et ce probablement à cause de la très grande  rareté de la seule édition ancienne (1822)- et d’autres textes pas très significatifs.


Melmoth, publié en 1820, est considéré comme le chant du cygne du genre gothique. C’est incontestablement un magnifique chef d’oeuvre, loué, comme le Moine, par les surréalistes.

Dans ces romans, on trouve des héroïnes séquestrées, violées, des héritières malmenées, des souterrains où il  se passe des choses affreuses, des meurtres, de l’inceste, des voleurs, des méchants, des fantômes, des religieux désaxés, des rebondissements, des événements surnaturels, ou en apparence seulement….le tout sur fond d’architecture gothique -il y avait un renouveau d’intérêt pour cette architecture quand Walpole a écrit Otrante et lui-même, très sensible à cela, s’était fait construire un petit château dans ce style.

Les écrivains se rassemblent grosso modo en trois catégories, selon qu’ils sont influencés par Walpole, Radcliffe ou Lewis. A l’exception de Radcliffe, il y a vraiment intervention claire et nette  du surnaturel (on n’est pas du tout dans le “fantastique expliqué”) et c’est elle qui, de très loin je crois, a influencé le plus d’auteurs. Il y aurait seulement une dizaine de livres se rattachant au Moine, dont le meilleur serait Zofloya ou le maure -réédité récemment par la librairie... d’Otrante (mais je ne l’ai pas encore lu).

De mon point de vue, même si Anne Radcliffe peut être très  agréable à lire, trois textes se détachent très largement, faisant preuve d’une puissance fascinante: Melmoth, Le Moine et Montorio.

Dans Le Moine, il est question d’un prédicateur capucin, Ambrosio; les foules se pressent lors de ses sermons. Mais derrière ce que chacun perçoit comme vertu ou foi  inébranlable est un grand orgueil, faille dans laquelle s’engouffrera le diable. Ainsi, par l’entremise d’un de ses agents, Mathilde, il fera chuter lourdement, incontestablement et irrémédiablement le Moine …Il est à noter qu’aujourd’hui encore, le lecteur, croyant ou pas, peut éprouver une sourde angoisse au récit de la longue et vertigineuse chute d’Ambrosio -véritable descente aux enfers- et surtout à l’idée de ce qui l’attend après la mort, car c’est bien là  l’enjeu de l’histoire. Comme pour Melmoth.

L’édition originale française du Moine de Lewis: c’est, d’après le fameux catalogue Oberlé de 1972 (De Horace Walpole... à Jean Ray), l’édition Maradan de 1797, en 3 tomes in-12, non illustrée. 

Gérard Oberlé dit que Maradan a toujours fait paraître les éditions grand in-12 avant les petites et que d’ailleurs les éditions sans figures sont toujours antérieures aux éditions illustrées dans la publication des romans noirs. Depuis ce catalogue, tout le monde semble d’accord pour lui donner raison. L’édition illustrée de Maradan, publiée la même année est en 4 volumes. Elle comporte quatre frontispices. Ces deux éditions ne sont pas courantes, mais, à mon sens, elles ne sont en aucune façon “rarissimes”, loin s’en faut. On trouve relativement “facilement” -j’exagère quand même- de beaux exemplaires en reliures d’époque. Comme pour l’eo des Mystères d’Udolphe, de Radcliffe. Absolument rien à voir en tout cas avec la difficulté qu’il y a à trouver en quelque condition que ce soit l’eo de Melmoth ou, encore pire, celle de Frankenstein- toutes deux datées de 1821.

 

Les exemplaires de l’eo avec des gravures: il existe des exemplaires de l’eo in-12 comportant les frontispices de l’édition in-16. Il est difficile de savoir ce qui s’est passé à l’époque mais une chose est sûre: les feuillets correspondants -au moins pour l’exemplaire auquel je me réfère- ont bien le format de ceux de l’édition in-12 (pas de réemmargement).De plus on  trouve à chaque fois indiqué à quelle  page et tome la gravure doit se trouver, pour l’édition in-16 et celle in-12. C’est exactement comme pour les gravures qu’on trouve dans l’édition in-16, tout au moins pour certains exemplaires (mais pas pour tous: pour certains les indications de pages et tomes correspondent seulement au in-16…..).Enfin, les dimensions des gravures sont les mêmes dans le in-12 et le in-16.


On peut vouloir tenter un parallèle avec  les Mystères d’Udolphe, publié la même année chez Maradan:

Oberlé avait dans son catalogue deux exemplaires de l’eo des Mystères d’Udolphe. 

Pour le n°8 (4 in-12 en 2 vol)  il écrivait: “ÉDITION ORIGINALE FRANÇAISE, PREMIER TIRAGE. Voici l’occasion de mettre au point un détail bibliographique au sujet de ce livre. Ce renseignement nous a été fourni par Jean Viardot. il existe 2 sortes d’exemplaires de l’originale des Mystères, l’une avec les figures et l’autre sans les figures. La différence, invisible à l’oeil nu, se voit aux titres. L’édition sans figures (par conséquent la première) a une différence très nette d’espace entre les lignes du titre. Ces exemplaires de première émission ont 13,5 cm de hauteur entre la première et la dernière ligne du titre. Les autres (voir le n° suivant) ont moins de 13 cm. Il faut donc admettre définitivement que les grands exemplaires ne DOIVENT PAS AVOIR DE FIGURES.”

Pour le n° suivant (4 in-12 en 2 vol, aussi), il écrivait: “ÉDITION ORIGINALE, 2ème ÉMISSION AVEC LES FIGURES, cette édition, avec figures, est de TOUTE RARETÉ. Jusqu’à présent les bibliographies et les catalogues des libraires mentionnaient 4 figures de Challiou gravées par Bovinet (cf Loliée 482). Notre exemplaire possède 6 FIGURES DE CHALLIOU, ce qui est probablement unique. Il existe bien une édition en 6 volumes de 1798 avec 6 figures, mais ces figures sont in-18 et portent les mentions des pp et tomes où elles doivent se trouver. Celles de notre ex. sont in-12 et ne portent que des mentions de tomes 1 à 4.”

Autrement dit, pour Udolphe, on trouve des exemplaires de l’eo en 4 in-12 se distinguant par des pages de titres légèrement différentes et par la présence ou pas de gravures.

Par contre, pour les deux exemplaires in-12 du  Moine auxquels je me réfère, l’un avec gravures, l’autre sans, les pages de titre semblent identiques et de même pour le reste, accidents d’impression compris et, comme cela a été déjà dit, ce qui est vrai pour Udolphe concernant les mentions de tomes et de pages portées sur les gravures ne l’est pas forcément pour Le Moine. La situation paraît donc quand même différente mais il faudrait malgré tout comparer plus de pages des deux exemplaires du Moine dont il est  question ici. On peut quand même penser que des lecteurs ont tout simplement eu envie d’insérer dans leur exemplaires in-12 des gravures de l’édition in-16. Mais cela suppose qu’on pouvait les trouver en feuillets au format in-12. En tout cas, le fait qu’il y ait eu en 1797  un retirage de l’édition in-12 des Mystères d’Udolphe n’entraîne pas qu’il se soit passé la même chose pour le Moine.

Enfin, peut-être existe-t-il des exemplaires de l’eo in-12 illustrée  du Moine présentant des gravures de plus grande taille que celles de l’édition in-16?

Pour information, sauf souvenir erroné, j’ai vu une fois un exemplaire en 6 tomes in-12 et daté 1797 des Mystères d’Udolphe, ce qui n’a jamais à ma connaissance été signalé nulle part (la première édition Maradan connue en 6 tomes -celle qui est illustrée, de petit format est de 1798). Je ne sais plus s’il comportait des gravures. 

Dans le même ordre d’idée, il existe trois ou quatre collations différentes pour l’édition in-16 de 1797 du Moine  -il y  eu un article de J. C. Courbin à ce sujet, mais je n’arrive pas à le retrouver...

En résumé, l’eo est en 3 tomes in-12 à la date 1797 et on la trouve parfois -très rarement- reliée à l’époque avec les gravures de l’édition in-16  de la même année, sans réemmargement. Dans ce cas, le tome 2 comporte deux gravures. Il n’y aurait enfin qu’un tirage de cette eo en 1797.

L’édition Favre: il existe une autre édition du Moine à la date 1797 mais portant un autre titre: “Le jacobin espagnol, ou histoire du moine Ambrosio et de la belle Antonia sa soeur”. Elle a été rééditée l’année suivante. Elle est en 4 in-16 et comporte 4 frontispices sans aucun rapport avec ceux de Maradan. Elle est vraiment très rare -et de ce fait peu connue. C’est en réalité un plagiat quasi intégral de l‘édition Maradan: elle comporte exactement le même texte, mot pour mot, pour la très grande majorité des pages, sauf pour les passages où intervient le surnaturel: là, le texte est totalement modifié, le surnaturel supprimé, le  livre se terminant  même par une fin heureuse -un mariage -, le moine Ambrosio ayant été tué auparavant dans les souterrains du couvent…Le livre de Lewis est donc complètement dénaturé.


  

NB:

1- Pour le fait que c’est Favre qui plagie Maradan et non l’inverse: j’avais à une époque cherché des renseignements dans des publications d’époque via les documents numérisés par google. Je ne me souviens plus de ce que j’avais trouvé mais j’avais en tout cas interprété dans ce sens ce que j’avais lu. C’est de toutes façons l’hypothèse la plus logique: on imagine mal Maradan recopier un texte comportant des passages sans rapport avec le texte anglais et rétablir ceux-ci.
2- Je n’ai pas du tout lu entièrement “Le jacobin...” mais pour tous les passages que j’ai regardés où il aurait dû y avoir du surnaturel, il y avait eu modification.

Autres traductions: il existe, datée de 1846, une traduction a priori inédite du Moine, faite par un certain Chevalier  Ch. (R. de Champigny) - il en subsiste un manuscrit.


Deux autres traductions (au moins?) ont été publiées au 19ème: celle de Léon de Wailly, chez Delloye en 1840 -2 tomes, 2 frontispices- et celle de l’abbé Morellet -traducteur d’Anne Radcliffe-, chez Cadeau en 1838 -en 1 tome in-8. La plus fidèle serait celle de Léon de Wailly. C’est aussi la moins rare des deux. Il y a eu aussi une édition illustrée dans les veillées littéraires illustrées.


Une réédition de la traduction Maradan:: en 1850, cette traduction est ressortie chez Bertrandet, en 4 tomes,  sous le titre: “Le moine ou le pacte infernal”. Elle semble très rare.
NB: Si on veut étudier le sujet, le livre à lire en priorité est: “le roman gothique anglais 1764-1824”, de Maurice Lévy (c’est sa thèse)


Pour conclure sur l'édition originale de Le Moine, par Lewis:

l’eo est en 3 tomes in-12 à la date 1797 et on la trouve parfois -très rarement- reliée à l’époque avec les gravures de l’édition in-16  de la même année, sans réemmargement. Dans ce cas, le tome 2 comporte deux gravures. Il n’y aurait enfin qu’un tirage de cette eo en 1797.

Philippe

9 commentaires:

  1. merci Philippe, mise au point très instructive !

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  2. Merci, un article de référence qui va renvoyer ma biblio papier au stade de pièce de musée.

    Daniel B.

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  3. Passionnant, merci Philippe.
    Pourquoi la mode du roman gothique n'a-t-elle pas perduré?
    Sylvain

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  4. sur le sujet du roman noir : " Le club de la rue Morgue, l'art de filer les livres à l'anglaise" par François Rivière chez Hatier littérature 1995

    David

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  5. Bonsoir, pour tenter de répondre à Sylvain au sujet de la fin du roman gothique: il y a eu énormément de titres parus (au moins 350 d'après la biblio de Maurice Lévy), dont la plupart -mais pas tous: d'autres en effet que Radcliffe, Lewis et Walpole ont écrit de bons livres- étaient plutôt mauvais, voire absolument illisibles aujourd'hui.Cela n'empêchait pas que continue une production -commerciale- importante. Aucun écrivain, entre les derniers grands livres, vers 1796 (Udolphe, l'Italien le Moine) et Montorio (en 1806) n'a su renouveler valablement le genre.Celui-ci s'est épuisé, dégradé par l'emploi de procédés "mécaniques" par les écrivains, par une noirceur plus marquée mais plus gratuite aussi...(cf les chap. "Maturin ou le pauvre diable" du livre de Maurice Lévy).Ensuite les grands romans historiques -littérature d'ailleurs pas très compatible avec le fantastique- sont arrivés et ont pris la place.Cela étant, on retrouve ultérieurement des traces de ce mouvement dans la littérature: Jane Eyre,Les hauts de Hurlevent, Mon oncle Silas (Le Fanu), Dorian Gray, Au château d'Argol, pour ne citer qu'eux (cf Lévy:conclusion: "un réservoir d'images où puisèrent....)
    Bien à vous
    Philippe

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  6. Enfin, peut-être existe-t-il des exemplaires de l’eo in-12 illustrée du Moine présentant des gravures de plus grande taille que celles de l’édition in-16?
    Quel rapport? Plus grande taille? Pourquoi?
    C'est bien triste.

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  7. Bonjour.

    Bien joli travail de bibliographie.

    Simplement un addenda à l’attention de Philippe et concernant « la traduction » donnée par l’abbé Morelet , publiée de manière bien posthume, en 1838 par le libraire Cadeau. J’avais réalisé une courte notice d’un exemplaire de cette édition , vendu au format enchère via eBay, il a quelques années (prix final, une dizaine d’euros, de ..mauvaise.. mémoire).

    Si Morelet a bien traduit Radcliffe à la fin du XVIIIème siècle (pour arrondir par ailleurs ses fins de mois), Je ne pense pas que cette traduction, attribuée par l’éditeur Cadeau à ce personnage singulier et grand amis des Lumière, soit de sa main. J’avais lors comparé celle de Deschamps, Desprès, Benoit et de Lamare (première traduction française donc) avec celle de notre très sympathique abbé. Les deux étaient parfaitement identiques. Je penche donc plutôt, non pas pour une nouvelle traduction « exhumée des tiroirs » par un éditeur chanceux (Morelet est encore, en 1840, très populaire auprès d’un public cultivé et progressiste dans ces années mouvementées), mais à un coup éditorial de sa part.

    L’édition Cadeau de 1838 serait donc un plagiat de la traduction Deschamps de 1797. Détail néanmoins très sympathique aux yeux malicieux des bibliophiles que nous sommes : l’éditeur commet une faute (de goût, sinon d’orthographe) en titre, rajoutant un deuxième « R » au nom de notre abbé (parfaitement visible sur l’une de vos photos).

    Cette édition est au demeurant très rare, probablement à cause du mauvais papier utilisé pour la réaliser, bien plus, comme vous le faites justement remarquer, que celle de (l’authentique) traduction Wailly, postérieure de quelques années.

    Bien à vous,
    UCHISAR96 (courtage en livres anciens)

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    1. Merci beaucoup;ça m'avait échappé: j'ai acheté cette édition Cadeau très longtemps après les autres et je n'ai même pas pensé à comparer.

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