mardi 2 février 2016

La Bibliophilie qui passe - 1ère partie - , notes sur un grand bibliophile d'hier, le Comte de Lignerolles

Amis Bibliophiles bonsoir

"Hélas! que j'en ai vu mourir de. bibliophiles ! Les dernières années en ont fait une terrible moisson!... Naguère le comte de Mosbourg, peu de temps auparavant le comte de Fresne, M. Dutuit, M. de ChampRepus, M. Daguin, dernièrement le comte de Lignerolles, presque toute une ancienne pléiade, dont en passant je salue tardivement et tristement la mémoire.


Encore quelques rares personnalités marquantes de la même génération restent debout; puis aura disparu cette élite d'hommes distingués, qui sacrifia au goût des livres anciens, temps et fortune, repos et joies mondaines..., - car il faut à peu près tous ces sacrifices pour être un véritable amoureux des livres!- Lorsque le feu sacré de la bibliophilie s'est allumé dans une âme, qui pour ce motif ne peut être banale, il y consume souvent presque tout ce qui n'a pas rapport à la passion dont il est le phare, ou plutôt le soleil.

L'amoureux des livres!... expression absolument juste, la seule qui puisse bien caractériser le genre de bibliophile dont je voudrais retracer le caractère. L'amoureux des livres!... type extrêmement rare, dont on voit à peine quelques échantillons en tout un siècle; sorte de visionnaire, d'halluciné, dont les nuits sont hantées par des songes fiévreux, où scintillent en lettres de feu, comme aux festins de l'agonisante Babylone, ces mots créateurs de désirs ardents : « Des livres!... de beaux livres!... des livres précieux!...» Chercheur avide, dont les jours se passent en courses folles, semblables aux rondes fantastiques, à la poursuite des objets convoités! Voluptueux intellectuel, torturé de convoitise et impatient de jouissance, pour lequel Dante aurait pu créer un cycle dans son Enfer, non loin de celui où il plaça Francesca et Paolo, ces voluptueux de la chair.

L'amour des livres!... passion jamais assouvie, s'excitant plutôt, s'aiguisant par la possession - et seulement en cela différente de la passion des femmes, mais pouvant, comme celle-ci, engendrer d'immenses joies et aussi d'amères déceptions!

Ce type de bibliophile idéal, désintéressé, est si peu connu de nos jours, que mon exorde dithyrambique fera évidemment hausser quelques épaules. Le moderne collectionneur, le contemporain, sont plus positifs, plus pratiques, plus sceptiques même, plus logiques aussi peut-être et souvent moins exclusifs. Il n'en est guère parmi ceux-là qui, dans la poursuite difficile de livres désirés, iraient jusqu'à délaisser, avec un dédain superbe, les choses les plus indispensables à la vie, comme cela est arrivé maintes fois à quelques-uns de leurs devanciers.

Le comte de Lignerolles était incontestablement le type parfait de la catégorie de bibliophiles dont je viens d'esquisser en quelques lignes la psychologie. Il aima les livres pour les livres, pour ce qu'ils contiennent, et non pas seulement pour les satisfactions de vanité que procure leur possession. Il forma une bibliothèque, avant tout intéressante au plus haut point, en même temps magnifique et précieuse. On ne pourrait en dire autant de beaucoup de ses prétendus confrères. Ce n'est point chose vulgaire, cela!

Né vers 1816, au château du Thieulin, près de Chartres, Raoul Léonor Lhomme-Dieu du Tranchant de Lignerolles (voilà un nom qui a son parfum moyen âge!) descendait, par les femmes, écrit M. le baron Portalis, du capitaine de Lignerolles que cite Mérimée, dans la préface de sa Chronique du temps de Charles IX.

A défaut de documents précis, qu'il n'est pas toujours facile d'obtenir ou de publier aussi complets qu'on le désirerait, le hasard, - quelquefois obligeant dans son impersonnalité, - nous a apporté, juste à temps, un document de famille, précieux au double point de vue généalogique et bibliophilique.


Dans le catalogue de M. de Lignerolles, sous le numéro 98, figurent les admirables Heures de Geoffroy Tory, édition fort rare de 1527. Le catalogue ne mentionne aucune particularité relative à ce bel exemplaire. Et pourtant il est des plus intéressants pour la famille du grand bibliophile. Une série de notes, qui couvrent deux pages de garde du volume, prouvent que si ses ancêtres n'acquirent pas dans le domaine des livres une célébrité égale à celle dont il jouit déjà lui-même et que ses catalogues doivent longtemps perpétuer, il était de tradition cependant chez eux de conserver pieusement les beaux livres de famille.Voici les notes en question, - avec leur orthographe précieusement respectée, qui, - sans aucune prétention généalogique, peuvent servir cependant à reconstituer la lignée directe ou indirecte de M. de Lignerolles. 

La première est d'une belle écriture du commencement du XVIIe siècle : « De la bibliothèque de feu Monsieur Turpin, mon beau pere. »

Les autres se succèdent de génération en génération, comme suit : 
-" Trouvé dans la bibliothèque de Monsieur de Tiliere mon beau pere petit fils de M. Turpin ayant passé dans la bibliothèque de M. de Tiliere grand père (de) ma femme."
"M. de Tiliere qui a escrit ces lignes est décédé (en) 1686, et M. de Tiliere son fils mon beau pere est décédé le 12 mars 1736 âgé de 87 ans un moys 12 jours estant né le 1er avril 1649."
- "Trouvé dans la bibliothèque de M. Dudoyer mon beau pere décédé âgé de 83 ans onze mois 11 jours le 7 janvier 1774, gendre de M. de Tilliere grand père de ma femme."
- "Trouvé à la bibliothèque de Jeanne Catherine Dudoyer, epouse de Jacques François Gabriel Lhommedieu Dutranchant mon pere, décédée le dix aoust mil sept cent quatre-vingt-quinze, âgée de soixantedouze ans, fille de M. Dudoyer auditeur des comptes mon grand pere."
- "Trouvé à la bibliothèque de Louis François L'homme dieu Du Tranchant de Lignerolles, fils de Jeanne Catherine Du Doyer, mon père, décédé à Brou le trente septembre dix huit cent quinze âgé de soixante-huit ans."

La dernière mention est vraisemblablement de la main du père de notre grand bibliophile.

Ce beau livre a été acquis par le baron de Claye, dont la haute sagacité a vite découvert et compris l'intérêt qu'il présentait, en dehors même de la question bibliophilique. M. de Claye a eu la grande obligeance de nous signaler ce document et de nous permettre de le reproduire ici.

Le jeune de Lignerolles avait été élevé et avait grandi dans le pays chartrain, jusqu'à l'âge où il dut séjourner à Paris, pour se préparer à entrer au Conseil d'État.

Âme délicate, aimante, il apportait dans ses affections, pour sa mère, pour sa tante, Mme d'Orival, ensuite pour les siens, - et cela jusqu'à la fin de sa vie, - une exquise tendresse. On ferait un poème du récit des délicatesses infinies qu'il mettait en ses intimes relations, de son culte passionné pour les moindres souvenirs, les moindres fleurs ou autres objets venant de personnes aimées. Nature droite, loyale jusqu'au scrupule, coeur haut et fier, il était aussi sûr en ses amitiés que son caractère était ferme, dédaigneux des banales liaisons du monde.

C'est un vrai charme d'avoir à constater ces choses délicieuses à propos d'un bibliophile, c'est-à-dire d'un de ces collectionneurs dont on se fait ordinairement, - à tort, certes, - un idéal tout différent, de sécheresse de coeur, d'égoïsme un peu insoucieux pour tout ce qui n'est pas livres ou bibelots.

Ces souvenirs poétiques de la vie privée peuvent sembler ici hors de propos. Pourtant ils forment une préface naturelle, indispensable peut-être, à l'étude du caractère mystérieux, mélancolique, solitaire, qui fut celui de M. de Lignerolles bibliophile.

C'était, dans sa jeunesse, un charmant cavalier, à la tête expressive, au visage gracieux encadré d'une belle barbe noire; un dandy dont on vantait la tournure extrêmement distinguée, l'élégance et la coupe des vêtements. Fêté, choyé dans les salons, pour son esprit délicat et son amabilité, s'il aimait déjà les livres, il leur faisait bien quelques infidélités. D'ailleurs sa passion n'avait pas encore pris en lui la place absorbante qu'elle devait y occuper plus tard.

Nommé en 1840 auditeur au Conseil d'État, il y fut le collègue de M. le baron J. Pichon, qui était de la promotion de 1838. C'est là que prit naissance leur amitié, qui ne se démentit jamais. Royaliste fervent, M. de Lignerolles, dont la carrière diplomatique avait été interrompue par la révolution de 1848, révolution pendant laquelle il combattit dans la garde nationale et fut blessé, ne jugea pas convenable de rentrer à son poste sous l'Empire.

Désormais toute son existence fut vouée aux livres.

Dès les premières années, soit dans le monde, soit surtout chez les libraires, qu'il visitait de temps en temps, il avait maintes fois coudoyé les grands amateurs d'alors, écrivains bibliophiles ou riches particuliers, sacrifiant aux livres des capitaux déjà assez rondelets pour cette époque utilitaire, où l'épargne était avant tout en grand honneur. Doué d'un esprit finement observateur, il s'était promptement assimilé ce qu'il avait entendu, vu et deviné. Il avait connu, chez le père J. Techener et ensuite chez L. Potier - les deux leaders de la librairie ancienne de l'époque - des bibliophiles lettrés, comme Charles Nodier, J.-J. de Bure, Armand Bertin; et ces amateurs de haute volée, le comte de Chabrol, le marquis de Chateaugiron, Armand Cigongne, dont la bibliothèque, composée notamment d'anciens poètes français, de merveilleux mystères, de presque tous les romans de chevalerie connus, d'admirables reliures provenant de personnages célèbres, etc., mérita d'être acquise en bloc par le duc d'Aumale, et fit le noyau - j'allais dire le joyau - de son incomparable collection; le comte d'Auffray, le baron de La RocheLacarelle, le comte de la Bédoyère, qui forma une si curieuse et importante réunion de livres précieux de littérature et d'histoire, surtout d'histoire de la Révolution, M. Edouard Bocher, le comte de Béhague, le comte de Lurde, M. Ambroise Firmin-Didot, le marquis de Villoutreys, le comte de Fresne, etc. 

Toutes ces relations des anciennes années et son intimité avec le baron Pichon, membre de la Société des Bibliophiles français et bientôt président, n'avaient pas peu contribué au développement de son amour passionné pour les beaux livres et à l'affinement de son goût, qui était déjà de supérieure délicatesse.

La Société des Bibliophiles français, que je viens de citer, cette aristocratique Académie, dont les fauteuils, au nombre de vingt-quatre seulement, sont fort enviés et difficiles à obtenir, avait été fondée en 1820. Quelques grandes dames y furent admises. On vit figurer, tour à tour, dans ce distingué cénacle, la plupart des grands collectionneurs de livres; et plusieurs écrivains de mérite, Charles Nodier, Mérimée, Le Roux de Lincy, Jules Janin, en firent partie successivement. M. le baron Pichon, qui avait, comme quelques-uns de ses collègues, le don de mériter l'un et l'autre de ces titres, fut élu président en 1843. Les suffrages unanimes de ses collègues l'ont toujours maintenu dans ces fonctions honorifiques, depuis plus de cinquante ans.

Il est actuellement le doyen des Bibliophiles, dont le duc d'Aumale est le président d'honneur. Après lui, M. de Lignerolles était l'un des plus anciens sociétaires. Élu le 28 mai 1851, au dixième fauteuil, il y remplaça M. Coste; et après sa mort, en 1893, le fauteuil qu'il occupait échut au marquis de Biron.

Les bibliophiles de la génération actuelle et de celle qui l'a précédée n'ont certes pas oublié la figure de M. de Lignerolles. Ils se rappellent évidemment cette physionomie sympathique, cette superbe tête aux cheveux touffus et à l'épaisse barbe blanche, adoucissant l'éclat de grands yeux noirs veloutés restés jeunes, cette « belle figure de Père Éternel », suivant l'expression des artistes. Toujours affairé, pressé, trottinant, l'air distrait, inattentif aux allées et venues des passants, le dos un peu voûté, il allait, allait toujours, comme poussé par une idée, par un désir, par une volonté intense.

Le vieillard des dernières années ne rappelait guère, par sa mise, le dandy de 1840, quoiqu'il eût conservé une tenue très soignée. Coiffé d'un haut et large chapeau, rarement à la mode et quelquefois luisant de coups de fer trop longtemps répétés, vêtu éternellement d'une longue et large redingote noire, de façon spéciale, - redingote-armoire, comme disaient les plaisants, dans laquelle on pouvait loger tout un coin de bibliothèque, même des in-folio!... semblable en cela à celle du philosophe Colline, - il n'en avait pas moins conservé le plus grand air, une suprême distinction et une bienveillante courtoisie.

Qui ne l'a rencontré, dans la rue, ou chez des libraires du quai, chez Potier, chez Claudin, chez l'excellent père France, puis dans l'entresol de Techener, chez Bachelin, chez Voisin, plus tard chez Fontaine, chez Porquet, chez Morgand, chez Belin, chez Rondeau, partout enfin où son flair étonnant lui faisait pressentir la découverte des beaux livres ou des riches reliures qu'il affectionnait - On le voyait entrer discrètement, sans bruit, parlant bas, pour s'enquérir des trouvailles de la veille ou du matin, et rappeler ses desiderata. Lorsque la boutique contenait quelque autre client, il entraînait le libraire à l'écart; il lui eût volontiers chuchoté dans le tuyau de l'oreille, comme un important secret, ce qu'il avait à dire, tant il était mystérieux dans ses recherches et ses acquisitions.

Il assistait souvent aux ventes de livres, lorsqu'elles se faisaient le soir, à la salle Silvestre, rue des Bons Enfants. Il y fut moins assidu quand la mode se porta à l'Hôtel des Commissaires-priseurs. Le brouhaha tapageur et la foule grouillante de l'Hôtel de la rue Drouot troublaient facilement sa nature silencieuse; comme le grand jour, tombant crûment d'en haut et remplissant jusqu'au moindre coin des salles, offusquait évidemment ses yeux, déroutait ses goûts de discret effacement. Il se sentait trop en vue et n'était plus à l'aise dans cette atmosphère nouvelle pour lui, contrastant si violemment avec la simplicité primitive, presque sordide, des anciennes salles exiguës créées par le père Silvestre. Il confiait ses commissions à l'un ou l'autre des trois ou quatre libraires avec lesquels il était plus particulièrement en relations.

Entre ses visites dans quelques librairies, chez le laveur de livres ou chez son relieur Trautz-Bauzonnet, et les heures de ventes publiques, M. de Lignerolles n'avait pas toujours le temps de prendre ses repas ; il lui arriva maintes fois de les oublier. Ces jours-là, on le voyait entrer chez un boulanger ou chez un pâtissier, acheter un petit pain, un pâté, qu'il dévorait à la hâte, soit séance tenante, soit en marchant. D'autres fois, quand il était un peu moins pressé, il faisait un dîner sommaire dans un restaurant modeste. On pouvait se dire : voilà un avare, un maniaque. Non, c'était tout simplement un homme de passion, que son idéal possédait en entier, qui faisait bon marché du respect humain autant que des satisfactions matérielles. Chez les idéalistes, les artistes, les penseurs, comme chez les collectionneurs, ces anomalies ne sont pas rares.

Aux expositions préliminaires des ventes, on le voyait feuilleter et refeuilleter bon nombre de volumes, tirer de sa poche de petites bandes de papier, avec lesquelles il les mesurait, s'approchant des fenêtres pour examiner la transparence des feuillets et découvrir les tares, mouillures, piqûres, raccommodages, truquages habiles qui, à notre époque de progrès, n'ont pas épargné même les choses imprimées, etc. Et lorsqu'un livre l'avait séduit, soit là, soit chez un libraire, ses mains tremblaient en le feuilletant; il le prenait et reprenait plusieurs fois nerveusement, tout en essayant de se donner un air insoucieux, pour obtenir plus facilement l'objet convoité et ne pas attirer l'attention des « concurrents ».

Aux ventes il n'enchérissait presque jamais lui-même. Mais, au moment de la mise sur table d'un volume qu'il avait commissionné à son libraire, il prenait une attitude indifférente, regardait avec une feinte persistance son catalogue, ou levait les yeux au plafond d'un air distrait, s'agitant pourtant involontairement sur sa chaise; puis, le coup de marteau frappé, il reprenait son état normal ou devenait plus nerveux encore, suivant que l'adjudication lui avait été favorable, ou que son prix avait été dépassé. Après la vente, il empochait fiévreusement l'objet conquis et, malgré tout, se lamentait au sujet de ses échecs ou des prix trop élevés des livres. Quant à ses victoires, qui furent quelquefois très importantes, il ne s'en vantait jamais. Il ne manquait pas de recommander au libraire, chez lequel il faisait un achat ou qu'il chargeait de commissions à une vente publique, de ne jamais citer son nom. D'ailleurs il n'avouait point qu'il possédait tel ou tel volume.

On raconte plaisamment, à ce propos, qu'un de ses amis, le marquis de Villoutreys, enchérissait un jour, à l'hôtel Drouot, sur un poète fort rare, qui manquait à sa belle collection angevine. Il s'aperçoit tout à coup que l'amateur acharné à le lui disputer n'était autre que M. de Lignerolles. « Comment! vous ne me le laissez pas? dit le marquis. - C'est que. je tiens à l'avoir. - Mais, vous l'avez déjà!
- Moi? fit M. de Lignerolles d'un air étonné. - Certes !... c'est moi qui vous l'ai cédé. et en superbe condition. - Ah!... c'est vrai... mais celui-ci est plus grand. » En effet l'exemplaire de la vente avait deux millimètres de plus!...

Souvent des confrères en bibliophilie, qui l'estimaient et le considéraient beaucoup, se faisaient cependant un malin plaisir de lui parler de livres dont ils le savaient acquéreur, - non par indiscrétion de libraires, oh! non, les libraires sont des tombes! - Le bon bibliophile jouait très bien l'étonnement et, comme il n'aimait pas à mentir, étant fervent catholique, il balbutiait des « je ne sais pas..., j'en doute..., peut-être..., croyez-vous..., » et ne donnait jamais une réponse catégorique. Il était farouche sur ce point. Il était peut-être parfois sincère.

Un de nos modernistes les plus connus et les plus aimables avait appris, il y a quelque vingt ans, que M. de Lignerolles possédait l'un des beaux livres illustrés de notre siècle, - quoiqu'il fût du petit nombre des amateurs impeccables (!) qui ne voulurent jamais admettre de dix-neuvième dans leurs collections. - Il s'agissait des Oeuvres de Béranger, édition de 1847, avec la suite de leurs très jolies figures, en épreuves avant la lettre, accompagnées de la plupart des eaux-fortes. L'amateur de livres modernes le priait de lui donner un renseignement au sujet de ces vignettes d'états rarissimes, pour les citer dans un ouvrage de bibliographie. M. de Lignerolles commença par dire qu'il doutait de les posséder, puis, toujours courtois, il promit de chercher, de rendre réponse.

Le moderniste revint plusieurs fois à la charge, d'année en année; il recevait toujours d'aimables promesses, mais rien que cela. Enfin il obtint son renseignement. quelques mois après la mort du grand bibliophile, en compulsant les livres chez le libraire chargé de la vente.

Les volumes de Béranger - et leurs gravures étaient encore dans leur premier papier et paraissaient n'avoir jamais été visités. Disons, en passant, que le livre en question a atteint, à sa vente, le prix respectable de 5000 francs. Une autre anecdote, qui m'est personnelle. J'avais acquis pour son compte à la vente Potier, en 1870, entre autres livres précieux, une plaquette des plus intéressantes, les Nouvelles en vers tirées de Boccace, par M. de la Fontaine, 1665, première version des célèbres Contes, dont on ne connaît que deux ou trois exemplaires. Lorsque je préparais mes Éditions originales, je désirais y faire figurer ce précieux petit livre.

J'en parlai à M. de Lignerolles. L'éminent bibliophile fit d'abord le geste de quelqu'un qui désirerait bien posséder le trésor en question : « Mais, hélas ! c'est si rare !. c'est introuvable. - Vous n'avez sans doute pas oublié, lui dis-je, le bel exemplaire relié en vélin ancien de la vente Potier? - Hélas! non... hélas! non... Ah! sacristi!... que celui qui le possède est heureux! - Je croyais l'avoir acquis pour vous, » hasardai-je. - Et lui, prenant son fin sourire : « Ah! tiens, c'est vrai., peut-être, peut-être. vous croyez? 
- Je le chercherai à votre intention. »

Je n'insistai pas; M. de Lignerolles m'avait accordé deux ou trois fois la faveur de visiter longuement sa bibliothèque, - faveur bien difficile à obtenir! - je ne voulais pas en abuser. J'avais fait ma description d'après l'exemplaire de la Bibliothèque nationale. Je connaissais trop notre grand bibliophile pour être certain qu'il n'avait jamais cédé le sien. Je pouvais le citer en toute sécurité. En effet, le livre en question figurait à sa vente, avec une reliure de Trautz. M. de Lignerolles l'avait fait vêtir à nouveau par son relieur favori.

S'il acquérait à prix d'or les livres précieux, superbes ou rarissimes, qu'il rencontrait en un jour heureux, après une chasse de plusieurs années, il forma lui-même, par sa patience et ses persévérantes recherches, un nombre presque aussi grand d'exemplaires remarquables. Il en trouva des centaines dans leur état primitif, purs de toute tare, préservés du déshonneur de certaines reliures, épargnés par le couteau impitoyable. Il rassembla un à un les volumes épars des oeuvres de nos grands classiques, les plaquettes gothiques, les poètes français, les pièces rares relatives à l'histoire de France, etc. Il les choya, les fit vêtir à son goût, qui était exquis, choisit lui-même les ornements qu'il leur destinait, guida son relieur enfin, avec une sûreté de coup d'oeil et une science technique extraordinaires. On peut dire qu'il a fait établir ainsi, patiemment et savamment, presque la moitié de sa bibliothèque.

En effet, à côté des merveilleuses reliures de maîtres anciens, des livres armoriés, des provenances rares, etc., on n'y trouvait pas moins de 3000 volumes et plaquettes reliés par Bauzonnet et Trautz-Bauzonnet, la plupart habillés d'après les ordres de M. de Lignerolles. On pouvait suivre ainsi, en observant attentivement cette seule collection, en comparant les reliures et les dorures, depuis les dos presque plats à la Bauzonnet jusqu'aux dos arrondis (un peu trop peut-être, parfois) de Trautz, son successeur, depuis la froide sévérité des maroquins jansénistes jusqu'à l'éclat rutilant des compartiments à petits fers et des mosaïques, les diverses phases du talent de l'artiste, dont les reliures, toujours appréciées des amateurs sérieux et classiques, furent, il y a quinze ou vingt ans, l'objet de véritables folies. M. de Lignerolles poussait l'exclusivisme jusqu'à l'exagération. Il n'admettait les travaux d'aucun autre relieur.

Un certain nombre de ses livres restaient toujours empilés dans des caisses, comme pour un départ ou un déménagement. La place lui manquait-elle dans ses rayons?... Pourtant, remarque curieuse, il occupait deux appartements, dans deux maisons différentes de la rue François Ier et de la rue Marignan. Dans l'un il demeurait; l'autre était entièrement consacré à ses bibliothèques. Ne voulait-il pas plutôt se réserver pour lui seul la vue de certains ouvrages qui lui plaisaient plus particulièrement?

Si quelques collectionneurs mettent leur amour-propre à étaler devant des amis ou confrères des trésors que ces amis ne peuvent que difficilement se procurer, d'autres éprouvent une certaine jubilation à se dire : « Je suis seul ou à peu près seul à posséder cet objet et je veux être seul aussi à savourer la joie de ma possession. Ils ne le verront pas. » Ils, ce sont les confrères, les rivaux, souvent jalousés, quelquefois abhorrés!

Vraies moeurs de pachas, dérobant impitoyablement leurs almées aux regards indiscrets! Pourtant, - il faut lui rendre cette justice, - M. de Lignerolles ouvrit quelquefois, rarement il est vrai, ses bibliothèques à quelques familiers assemblés. « Pauvre Lignerolles!... m'écrivait dernièrement un de ses amis, qui fut aussi un des plus délicats bibliophiles, M. E. Quentin-Bauchart, - pauvre Lignerolles! Je ne puis me rappeler sans émotion que, dans les rares occasions où il montrait ses livres, il voulait que je prisse sa place, sous prétexte que je les connaissais aussi bien que lui et que je savais mieux les mettre en valeur!. Que tout cela est loin et que de bons moments j'ai passés avec lui! ».

Mais cette jouissance intime d'accaparer de beaux et intéressants livres, de les revoir, de les toucher, de les lire ou de les parcourir, d'en admirer le style, les pensées, l'originalité, la beauté de l'impression, la perfection de la reliure, M. de Lignerolles la connaissait-il vraiment, complètement? 

On pourrait en douter. Ses recherches fiévreuses et passionnées, l'examen minutieux de chaque volume qu'il convoitait, les combinaisons vraiment diplomatiques qu'il faisait pour l'obtenir, ses séances chez les libraires, aux expositions de livres ou aux ventes, remplissaient trop pleinement ses journées pour lui laisser le temps d'en jouir longuement chez lui. Sa plus grande satisfaction, comme celle d'un amoureux qui se rend à de difficiles et dangereux rendez-vous, avant la conquête définitive, consistait dans la poursuite et la découverte de livres désirés. La quiétude de la possession ne lui laissait plus guère qu'un contentement d'amour propre. Pourtant, comme il n'allait que peu ou point dans le monde, il devait employer quelques veilles à s'occuper de ses « chers volumes », ? comme les appelle avec conviction un bibliophile de ma connaissance.

M. Claudin, libraire, m'a raconté qu'étant allé un matin, de bonne heure, chez M. de Lignerolles, il le trouva entouré de quelques livres, reliés et déreliés, et enlevant avec des barbes de plume les grains de poussière ou de sable qui s'étaient glissés entre les feuillets, dans le fond des marges. Il dit au libraire qu'il avait employé à ce travail une partie de sa nuit et ajouta que cela lui arrivait fréquemment. Toilette méticuleuse, - un peu puérile, dira-t-on peut-être, - mais qui prouverait que, s'il ne lisait guère, il avait grand souci de l'état matériel de ses favoris. Il les lisait peut-être aussi, la nuit!... Les notes au crayon qu'on remarque sur beaucoup de ses livres indiquent qu'il a dû en lire un assez grand nombre.

Il savait faire ses choix judicieusement, avec une parfaite connaissance, une idée bien nette d'ensemble et un goût sûr. La plupart de ses livres sont non seulement d'une conservation merveilleuse, d'une rareté insigne, ou d'une provenance précieuse, mais encore d'un haut intérêt littéraire et historique. Et, s'il s'en trouve quelques-uns qui ne réunissent pas complètement ces conditions, c'est qu'il n'a pu rencontrer des exemplaires plus parfaits. 

Les doubles qu'on voit assez fréquemment dans sa collection témoignent du soin qu'il mettait à la perfectionner. Mais ne peut-on voir, là aussi, une preuve de son indécision à se prononcer entre deux exemplaires un peu différents du même livre ? Les non-initiés concluraient certainement à un grain de manie ! Pourtant quel est celui d'entre nous, bibliophiles mes camarades, grands ou petits, qui soit parfaitement exempt de ce léger travers ? C'est si difficile de jeter brusquement à la porte un de ces amis qui nous donnent tant de satisfaction d'esprit, pour faire place à un autre qu'on connaît toujours moins d'abord, mais qui a un peu meilleure tournure ! On comprend l'hésitation dans ce cas-là. Seuls les caractères positifs, sceptiques, tranchent la question sans barguigner.

Et les caractères sceptiques, positifs, ne collectionnent guère !

Les bibliophiles entre eux établissent certaines distinctions, certaines catégories, presque des castes, qui les différencient et sont amusantes à étudier pour l'observateur désintéressé. Ainsi les collectionneurs d'anciens livres professent un profond dédain pour les acheteurs de nouvelles éditions ; les amateurs de dix-neuvièmes se moquent des anciens et ne leur épargnent pas les lazzis. Les contemporains «blaguent» les Romantiques, qui ne leur ménagent pas les sarcasmes. Les acheteurs de volumes illustrés rient volontiers des sévères collecteurs d'éditions originales, et ces derniers traitent de byzantins leurs légers confrères. Tous ou presque tous, en ne négligeant pas absolument, dans la formation de leurs bibliothèques, le côté vénal, n'ont pas assez d'ironie pour bafouer les a spéculateurs n. Ils désignent ainsi ceux qui, pour un motif insignifiant, vendent leurs livres et récidivent quelquefois. Ils sont nombreux, ceux-là !

Des bibliophiles spéculateurs! Ne trouvez-vous pas que ces deux mots jurent d'être accouplés? Il m'a toujours semblé qu'un bibliophile ne pouvait songer à « spéculer », pendant qu'il crée sa bibliothèque. Les fluctuations infinies du prix des livres ne lui permettent guère, en effet, de songer à préparer « de bonnes affaires ». Les amateurs dont il s'agit sont plutôt sous l'influence d'un « état d'âme » particulier. Ce sont des capricieux, des fantasques, dont le goût change souvent, des indécis ne sachant à quel genre se vouer définitivement, enclins à céder, échanger, revendre fréquemment des livres qui ont cessé de leur plaire, ou des portions de leur bibliothèque, pas toujours avec bénéfice, quoi qu'on en puisse dire. Il suffit qu'on les ait vus une fois réaliser quelque cession ou quelque échange avantageux, pour que la bénignité charitable d'un confrère leur octroie la bienveillante épithète de« commerçants non patentés ».

Notre grand bibliophile était à l'abri de semblables critiques. Il n'a sans doute jamais revendu un de ses livres. S'il eût mérité un reproche, de la part des gens positifs, c'est plutôt celui d'accumuler trop de doubles d'importante valeur et, conséquemment, d'immobiliser inutilement trop de capitaux; sa fortune, fort belle, étant loin d'égaler cependant celle de gros financiers auxquels il tenait tête et souvent victorieusement, dans les plus fameuses ventes de livres. La mort seule l'arrêta dans ses conquêtes.

Le temps était loin où M. de Lignerolles, à ses débuts, pouvait acheter les éditions originales de nos classiques pour quelques francs et où Claudin lui apportait, pour 1000 francs, le fameux Missel de Richelieu, écrit par Jarry, qui a été vendu dix fois plus cher à sa vente. M. Claudin avait trouvé ce bijou chez un maître d'écriture de Paris, qui le lui avait cédé pour 100 francs! Et la magnifique et touchante relique, l'Office de la semaine sainte, ayant appartenu à Mme de Lamballe, sur laquelle se voient des dédicaces autographes de Louis XVI et de Marie-Antoinette, précieux trésor adjugé à 30 000 francs et qui avait été acquis par lui pour 1500 francs, il y a quelques années! Temps heureux!.

A d'autres points de vue, M. de Lignerolles était dans la meilleure situation pour collectionner : il était célibataire!..."

A suivre....

JULES LE PETIT 
PARIS 
ÉMILE RONDEAU, LIBRAIRE 
19, BOULEVARD MONTMARTRE
1895 

4 commentaires:

  1. Apprendre (grâce au blog, en l'occurrence) c'est toujours se rendre compte que l'on ne sait rien... A part Pichon et quelques autres, les noms des "grands" bibliophiles cités ici me sont inconnus ou presque...

    Merci !

    B.

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  2. il a son relieur, auquel il demande de casser les reliures anciennes ; et son laveur... ça fait un peu peur, tout de même.

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  3. A mon sens,si l'on peut parfois déplorer la perte de quelques conditions anciennes (l'état"d'époque",même très altéré, a tjrs fait prime chez les bibliophiles anglo-saxons,témoin la vente en Angleterre -en1877 de mémoire- de la formidable collection de romans de chevalerie par Seillière-château de Mello,où ses rares et précieuses éditions,revêtues de splendides reliures"modernes" a fait un flop retentissant ),les libraires et grands bibliophiles de la 2° moitié du 19è s.ont plutôt fait oeuvre pie.En effet,les ouvrages ont alors fait l'objet de soins attentifs par d'excellents spécialistes :défauts restaurés, manques comblés,lavage si nécessaire... bref,en vertu d'une condition interne irréprochable et une protection parfaite grâce à une reliure,neuve certes,mais splendide,on est sûr de disposer,à de très rares exceptions près, d'exemplaires sans tare;ce qui en matière de livres anciens est une garantie peu commune. Ces bibliophiles de bonne race savaient aussi conserver les reliures anciennes,quand elles le méritaient par leur qualité.

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  4. ils n'hésitaient pas seulement à casser les reliures, mais les exemplaires : on prend 3 ou 4 exemplaires imparfaits, et avec on en fait un "parfait" qu'on fait relier, éventuellement un second moins bon qu'on revend, et le reste devient quoi ? de la matière première pour restaurateur... ceci même si ces exemplaires étaient tous complets : on garde certaines gravures de l'un (meilleur tirage), on complète avec les gravures d'un second, les pages de titre de l'autre (pas de maculature) le corps d'ouvrage d'un dernier...

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