Amis Bibliophies bonjour,
Mise à part les livres traitant de sciences occultes et quelques Gothiques à figures français, j’achète peu d’ouvrages en dehors de ces thèmes. L’année dernière, je me suis écarté de cette ligne de conduite : j’ai acheté un livre en apparence anodin.
Jugez plutôt. C’est un petit format, demi-reliure, d’un texte d’Edgar Poe : «Le scarabée d’or». L’édition est de peu d’intérêt (Paris, Dentu, 1892). Sur le fond, il est vrai qu’on passe un agréable petit moment à découvrir cette histoire de trésor, mais il n’y a pas de quoi en faire un objet de collection. Je n’ai pourtant pas hésité une seconde, soutenant les enchères jusqu’au coup de marteau victorieux. La vente avait lieu à San-Francisco l’année dernière.
Edgar Poe étant décédé en 1849, il était impossible que l’exemplaire fût enrichi d’un envoi autographe. C’est bien une note sur un feuillet de garde, d’une autre main, qui en dévoile tout l’intérêt.
Elle est signée C.E.S.W. Pas de doute qu’il s’agit de Charles Erskine Scott Wood (1852-1944), auteur Américain, procureur à Portland, homme politique démocrate, grand ami de Steinbeck.
Il offre le livre à son ami « John » (s’agit-il de Steinbeck ?) lesté de la note suivante :
« Dear John, what a tribute to the morbid death-loving Poe to bind the « Gold Bug » in human skin, or is it an attempt at a pun ? Poe humani en peau humaine. » C.E.S.W.
Note que l’on peut ainsi traduire : « Cher John, quel hommage rendu à l’attirance morbide qu’avait Poe envers la mort pour faire ainsi relier « le Scarabée d’or » en peau humaine, ou s’agit-il plutôt d’une tentative de calembour ? Poe l’humain en peau humaine. » C.E.S.W.
Wood affirme à son ami que le livre est relié en peau humaine. Au coup d’œil, on se rend bien compte qu’elle n’est pas si ordinaire que cela. Le relieur a pris soin d’orner le dos de motifs inhérents au roman : de l’orbite d’un crâne posé sur une branche pend un fil au bout duquel se balance le scarabée d’or (illustration d’un moment clé de l’histoire), en bas du dos, une faux et une pelle (outils utilisés pour la recherche du trésor).
Le relieur a signé son travail sur le plat intérieur, prenant soin d’indiquer : « Relié en peau humaine. G. Rykers ». Précision absolument unique. Gustave Rykers, de l’Académie royale de Belgique, était maître relieur 18 rue la Paille à Bruxelles à la fin du 19ème siècle.
Même si ce n’est pas d’une netteté confondante, on distingue le dessin en losange sur la peau, signe qu’on est bien en présence de peau humaine et non de peau de truie dont les pores forment des triangles.
Je ne puis me résoudre à faire une analyse afin de répondre à la question : est-ce bien de la peau humaine ? Deux raisons à cela. La première : les indices suffisent à me convaincre qu’elle est authentique. La seconde, il faudrait effectuer un prélèvement susceptible d’endommager la reliure.
Alors enfin, me direz-vous, pourquoi avoir acheté un tel livre ? Il y a sûrement plusieurs raisons. Voilà un objet de haute curiosité, certes morbide, que j’aime laisser un moment sans rien révéler de sa nature entre les mains perplexes de mes amis qui viennent découvrir ma bibliothèque. Il est plaisant de scruter leur réaction quand je leur avoue ce qu’ils ont en réalité entre leurs doigts, les visages surpris, et au final, la curiosité satisfaite.
Combien de peau frôlons-nous chaque jour ? N’avez-vous jamais touché un défunt ? Est-ce parce qu’elle nous est si familière que nous pouvons trouver choquant d’en recouvrir un livre ?
Son contact, vous pouvez me croire, laisse une sensation étrange. Le livre est détourné. Il s’incarne. Il revêt une peau qui n’est pas la sienne mais qui est nôtre. Inconsciemment, voilà peut-être ce qui choque vraiment, qu’un morceau de vie puisse être ainsi détourné à la création d’un objet inanimé. Ceci dit, je ne crois pas que le relieur fut animé d’une intention si profonde, agissant à l’égal d’un dieu donnant la vie à ce qui ne vie point. J’y vois simplement, comme Wood, l’expression curieuse d’un jeu de mot : une reliure en « peau humaine » sur un livre « d’Edgar Poe ».
F.
Une belle histoire. A quoi vous servirait il de connaître la vérité ? Avoir des illusions c'est la raison de vivre des bibliophiles.....
RépondreSupprimerMerci pour cette histoire de peau.
RépondreSupprimerÇa fait finalement un très bel ensemble: la reliure, la mention faite par le relieur, et la note.
Il est fait mention dans les archives de liveauctioneer d'un Malleus Maleficarum relié en peau humaine. Il existe aussi une eo de Sade ainsi reliée.
Pour ma part je trouve bonne l'idée d'avoir fait relier comme ça un Poe (pour ses textes).
Philippe
Merci F. pour le partage de ce bel et surprenant ouvrage ! C'est un billet qui a du immédiatement plaire à Hugues ! Une reliure provenant du même atelier et de même nature était passée en vente il y a quelques temps :
RépondreSupprimerhttp://www.librairiedeselephants.com/vente/2012/3/17/lots?cat=110
Il s'agit du lot 264 ; j'imagine les plats fins et doux ...
Tout à fait le genre de rareté que je collectionne !
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RépondreSupprimerCette histoire fantastique de bibliopégie anthropodermique m'évoque celle du docteur Ludovic Bouland, fondateur de la Société des collectionneurs d'ex-libris et de reliures artistiques, qui avait fait relier en peau humaine un exemplaire des Destinées humaines de son ami Arsène Houssaye, exemplaire aujourd'hui conservé dans la Houghton Library de l'Université d'Harvard : https://blogs.harvard.edu/houghton/2013/05/24/bound-in-human-skin/
RépondreSupprimerQuelqu'un saurait ce qu'est devenu le dossier de Lacassagne sur Rambert et les tatouages en prison, exceptionnel exemplaire relié en peau humaine tatouée qui avait été retiré de la vente en mai 2014 suite à polémique ?
RépondreSupprimerDaniel B.
Je serai prêt à parier sur une vente de gré à gré et nous le retrouverons dans une autre vente dans 20 ou 30 ans et il fera à nouveau polémique.
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