Amis Bibliophiles bonjour,
Après quelques portraits de libraires et de bibliophiles, je vous propose de découvrir aujourd'hui celui d'une restauratrice de livres, Jeanne.
J'ai déjà confié des livres à Jeanne, le résultat est parfait, et j'ai pensé que vous faire découvrir ce métier bien particulier était intéressant.
Bonjour Jeanne, pourriez-vous nous présenter
votre activité et votre atelier?
Artisan
indépendant, j'exerce le métier de restaurateur de livres anciens à mon
domicile, dans le 12e arrondissement de Paris.
Le coeur de mon
activité est la restauration de reliures anciennes, couvrant la période du
XIVe siècle à la fin du XIXe siècle.
Pour décrire
mon activité je citerais volontiers Dominique Courvoisier qui a bien voulu
rédiger le texte d'introduction de mon site internet.
"Restaurer
c'est protéger, consolider, rénover, redonner à la reliure son esthétique
originelle, tout en respectant au mieux son authenticité, c'est à dire en
cherchant à restituer son meilleur aspect, celui qu'il devrait présenter
aujourd'hui, malgré tout transformé par son parcours dans sa propre histoire.
La restauration
des livres est une science neuve, au contraire de celle des autres objets
d'art, meubles, tableaux etc...
Elle date du milieu du XIXème siècle, lorsque se développe, avec Mérimée
et Viollet-le- Duc, la notion de conservation du patrimoine artistique. Avant cette
époque, on ne restaure pas une reliure, on la remplace. A nos yeux et pour notre sensibilité, beaucoup trop radicale à sa naissance,
la restauration des livres doit aujourd'hui se pratiquer avec respect et
discrétion. Elle est le mieux dans le moins. Nulle restauration ne saurait
être irréfléchie ou hasardeuse et encore moins irréversible.
C'est pourquoi une longue pratique de ces nouvelles exigences communes aux
institutions les plus en pointe, aux libraires et amateurs les plus éclairés
est primordiale."
Depuis combien de temps exercez-vous?
Vingt ans cette
année.
Quelle est votre formation, et quelles ont été vos expériences avant
l'ouverture de votre atelier?
Après un
séjour à New York, je m'inscris à l'université d'histoire de l'art à Lyon
2, suivant en parallèle des cours de reliure.
J'arrive à Paris et m'inscris à l'Union Centrale de Arts Décoratifs, puis à
l'école Estienne. Ma sensibilité
allant vers les objets anciens, je découvre avec joie qu'il existe aux Arts
Appliqués du Vésinet une formation à la restauration des livres anciens.
J'y étudie trois passionnantes années, puis je fais mes armes pendant deux
ans chez un relieur-restaurateur parisien.
Mon désir
d'indépendance me pousse finalement à ouvrir mon atelier en 1997. Sous le parrainage bienveillant de Dominique Courvoisier de la Librairie Giraud
Badin, je développe ma clientèle auprès des plus grands libraires.
Ces références m’ont permis d’acquérir une réputation auprès des
bibliophiles éclairés. J’ai ensuite pu obtenir des commandes des grandes
institutions telles que la réserve des livres rares de la BnF , la
Bibliothèque de l'institut de France, les bibliothèques des ministères, le
musée des Arts décoratifs...
Restaurer un livre ancien, le "guérir", est une démarche
particulière, quelle est votre relation au livre, et en particulier aux livres
dont vous prenez soin?
Oui c'est une
démarche particulière que je n'identifie pas toujours très bien l’origine si
ce n'est en la rattachant à un moment de mon enfance.
Mes parents avaient acheté à un couple d'instituteur et chimiste une maison
des années 1930, encombrée de meubles et d’objets en tous genres. Il y avait
un grenier, Ce lieu m’était interdit au
prétexte qu’il était trop poussiéreux, mais j’en avais fait en cachette, un
sanctuaire exploré par moi seule où j'allais passer le plus clair de mon
temps au milieu des piles de livres plus hautes que moi, des cartes postales,
des coupures de presses amassées, des flacons remplis de solutions
mystérieuses, des plaques de verre et autres accessoires énigmatiques…
Un jour, mes parents ayant décidé de "faire le vide", jetèrent au
feu la plus grande partie de ce qui était devenu mon univers secret. Cela s’était
passé pendant que j’étais à l’école. Quelle ne fut pas ma tristesse, à mon
retour, de découvrir le tas de cendres se consumant au fond du jardin. Tous
mes trésors ou presque étaient partis en fumée!
C’est
peut-être à partir de cet épisode de mon enfance, et de manière
inconsciente, que m’est venu le goût de la restauration des livres et cet
attachement à leur restituer un corps et une santé. Le rapport aux
livres que je restaure est très physique, dans le sens où je tente de leur
rendre leur intégrité, leur corps, nettoyé, articulé, greffé, au cuir
nourri, assoupli et aux dorures réveillées... Pour moi ce
métier demande un engagement total, beaucoup de patience, mais aussi de
l'inventivité, un sens certain de la couleur. Il exige la précision des
gestes et n’autorise aucun repentir.
On me demande de faire souvent l’impossible: une restauration invisible! Aussi
je fais de mon mieux, c'est à dire que je m’efforce d’effectuer une
restauration aussi discrète que possible.
Les livres que
l’on me confie ont traversé pour certains plusieurs siècles et ont changé de
mains bien des fois, franchissant ainsi les générations. Ils ont « habité » des
maisons, été montrés dans des salles des ventes et ont séjourné sur les
devantures de librairies...C'est vraiment fantastique.
Mon travail est
de leur permettre de continuer ce parcours qui me dépasse, nous dépassera
tous...Cela rend modeste.
Et puis, il y a
les livres que je lis, mon rapport à l'écrit, au texte...Mais pour lire, je
préfère largement un exemplaire broché, sans grand destin autre que celui de
me faire penser, voyager, de m'émouvoir et m'enrichir. Ouvrir et lire une édition ancienne, ça m'est difficile et, au fond, c'est
déjà pour moi, un peu risquer de fatiguer l'ouvrage.
Je ne peux m'y résoudre!
Quelle est la partie de votre métier qui vous plaît le plus?
Quand je fais
connaissance avec le client (qui consent à monter mes cinq étages), et que je
découvre l'ouvrage auquel il tient. Après lui avoir donné mon diagnostic je lui fais part de ce que je peux faire
ou ne pas faire.
Puis, après
son départ, s’il a consenti à me le confier, j’effectue une inspection
minutieuse de l’ouvrage, je le dépoussière, le gomme, le savonne et le
nourris, et tout en lui prodiguant ces "premiers soins", j’imagine
son état futur une fois restauré.
En attendant, je le laisse somnoler, s'imprégner de l'ambiance de l'atelier...Je suis toujours relié à lui de façon silencieuse...
Jusqu'au moment où je vais m'occuper de son cas; à partir de ce moment là le processus peut être rapide. Par ailleurs, j’essaie de respecter mes délais de trois à quatre mois…
Etes vous bibliophile?
Bien
évidemment, on ne peut pas faire ce métier sans aimer « physiquement » les
livres. Je suis bibliophile mais pas bibliomane. Même après toutes ces années vécues au contact des livres, je demeure
incapable d'en évaluer la valeur marchande, la rareté, ou la préciosité. Je ne suis pas
collectionneuse.
Mon rapport aux objets serait plutôt axé sur la trouvaille, la collecte...Je
peux m'émerveiller sur une céramique, des ossements ou des minéraux ramassés.
Je me reconnaîtrais davantage dans l’univers insolite du cabinet de
curiosités que dans celui des collectionneurs.
Auriez-vous des souvenirs particuliers à partager avec les lecteurs du
blog, concernant des ouvrages ou des bibliophiles ? Des anecdotes ?
Deux anecdotes,
peut-être :
L'une qui
remonte à mes débuts: le jour de mes 30 ans je rendais à Dominique
Courvoisier un travail dont je n'étais pas mécontente, c'était donc un grand
jour. Pierre Bérès était là, et je passais donc un double examen que je
réussis avec brio puisqu'il me fixa un rendez vous le surlendemain à sa
librairie avenue de Friedland. Son bureau était orné de splendides maroquins
rouge d'une fraicheur incroyable, comme reliés de la veille; un puissant
rostre de narval organe sensoriel bien connu trônait au beau milieu de la
pièce.
Peut-être pour
me tester, ou pour m'impressionner, tenant une superbe édition du XVIème
siècle et m'en présentant la page de titre, il me dit: "Alors...Qu'en pensez-
vous?"...Je restais interdite...ne sachant quoi dire."Mademoiselle,
voyez ! cette page est un gillotage !.."
A l'époque
j'ignorais jusqu'au sens de ce mot... Mais depuis, j'ai appris à aiguiser mon
regard...Et j'en ai croisé d'autres...
On m'a même demandé plusieurs fois si je pouvais en faire....
Et l'autre est
plus récente : Je travaille actuellement sur les manuscrits de Joseph Joubert,
vingt mille notes qui couvrent 50 ans de sa vie. La famille m'a récemment invitée dans la demeure de leur illustre aïeul ;
j'ai pu y visiter sa bibliothèque d'étude aux ouvrages tous annotés. Chateaubriand son grand ami, lui rendait régulièrement visite; il avait son
lit dans sa chambre particulière, ornée de tapisseries d’époque, du portrait
de son aimée, et le miroir même qui avait réfléchi en son temps le visage
du grand homme.
Tout avait été conservé en l'état.
Troublant !
Ce sont des
instants rares et précieux, des rencontres et des découvertes parfois
surprenantes ou émouvantes qui enrichissent et stimulent une vie
professionnelle essentiellement solitaire...
Jeanne
Lauricella - 17 février 2017
Merci beaucoup pour ce portrait de Jeanne que je suis très content de voir sur le blog. J'ai eu plusieurs fois envie de lui amener un livre à restaurer, attiré par la qualité de son travail et par la Magnifique page d'accueil de son site, mais aussi un peu intimidé par la liste de ses références ... Je pousserai certainement votre porte un jour ou l'autre ...
RépondreSupprimerJe suis heureux de découvrir le portrait de Jeanne sur le blog ainsi que ces quelques moments importants de sa vie. Je connais déjà bien son travail puisque plusieurs de mes livres sont passés entre ses mains.Je lui passe donc un petit coucou de ce côté-ci de mon écran en espérant que de nombreux commentaires viendront gonfler ce magnifique portrait.
RépondreSupprimerCe fut toujours un plaisir de gravir les cinq étages qui mènent à l'atelier de Jeanne Lauricella; afin de déposer entre ses mains un livre et un morceau de confiance.
RépondreSupprimerLa descente des marches est tout aussi agréable, avec l'envie se scruter, au calme, son travail. Une grande satisfaction, à chaque fois renouvelée.
Nicolas
Beau portrait, merci ; qui paraît juste au moment où ma restauratrice de prédilection, devenue une amie, a dû cesser son activité pour des soucis administratifs et une baisse de son activité, malgré son talent et sa réputation...
RépondreSupprimerB.
Les images sont magnifique, et l'entretien si intéressant.
RépondreSupprimerLes métiers d'Art demandent une pratique spécifique, patience et exigence, une approche sensible et un sacré courage, car aujourd'hui, rien n'est réellement fait pour les soutenir ou les protéger, on admire leur talent et leur science, comme on admire les derniers feux du soleil couchant. Alors qu'il faudrait les soutenir et les aider. Notre patrimoine vivant, c'est aussi leur savoir-faire.
Merci
Paul
Un bel article et une belle personne. C est bien Plus intéressant que certains ebayana.
RépondreSupprimerTalent, expérience, intelligence : la beauté du geste inscrite entre les pages de l'Histoire...
RépondreSupprimerMme Lauricella est une bien belle personne.
Son travail est à la hauteur de ses propos.
Je peux en témoigner
J.C
Un tres grand parcours. Bravo pour ce perfectionnisme. Tu peux en être fier. J'espere que tu auras encore de tres nombreuses belles découvertes et rencontres.
RépondreSupprimerMes félicitations.
Olivier Maupin
Je vous remercie tous très chaleureusement.
RépondreSupprimerJeanne Lauricella est une grande chirurgienne du livre. Elle ne se lance dans la restauration d'un ouvrage qu'après en avoir saisi son essence. Son travail sincère respecte l'esprit et garantit l'avenir de nos livres anciens. Merci et courage sur ce chemin de vérité.
RépondreSupprimerMaurice B
Je fais souvent appel à une restauratrice qui fait également un travail remarquable.
RépondreSupprimerCependant, elle est d'un âge avancé et j'ai peur que personne ne reprenne le flambeau.
Restaurateur (trice) est un métier qui me semble en voie de disparition (comme la bibliophilie il me semble).
Existe-t-il une formation scolaire? J'en doute.
C'est un métier pourtant indispensable à la préservation de notre patrimoine.
Il existe plusieurs formations scolaires allant du CAP reliure au Diplôme des métiers d'Art à Bac + 2 option reliure.
RépondreSupprimerLe problème est que ces formations sont peu connues des enseignants et que, d'une manière générale, l'apprentissage est les métiers artisanaux sont malheureusement décriés et peu mis en valeur dans notre société.
ces formations sont décriées, également de l'intérieur : lors de journées portes ouvertes, on a entendu "attention, il n'y a aucun débouché", de la part de la responsable de la formation...
RépondreSupprimerComment une responsable de formation peut-elle dire cela.
RépondreSupprimerLes débouchés existent dans l'artisanat.
C'est même le premier employeur de France (dixit la publicité).
Je pense que le raisonnement "passe d'abord ton bac mon fils" a fait beaucoup de mal à notre pays.
Un manque de jeunes apprentis qualifiés et un nombre impressionnant de bacheliers au chômage.
Je ne cois pas à la disparition du livre et donc pas plus aux métiers qui gravitent autour.
Un très beau portrait pour une grande professionnelle. Un grand merci à Jeanne Lauricella pour son travail. à bientôt...
RépondreSupprimerLauverjat