Amis Bibliophile bonjour,
Les lendemains incertains produisent des nuits agitées, et des cauchemars ubuesques y naissent. Moi aussi, comme Hugues, j'ai rêvé un peu de politique livresque ces derniers temps. Son optimisme supplante le mien, assurément, quant à la fin de ma rêverie... J'en frissonne encore:
Ma vénalité m'avait jeté dans les marges sombres de mon désir, et je me retrouvais nu, dans un lit, aux côtés de S****** F******, experte bien connue de la maison de vente Christby's (maintenant que je suis (r)éveillé oserai-je encore la regarder dans les yeux, dans les salons privatifs de cette noble maison?).
Ecrasant mon mégot dans un cendrier posé sur ses fesses, la faible chaleur aussitôt diffusée la tira de sa somnolence: Cette vente fera un tabac prononça-t-elle d'une voix collaboratrice, avec un trait d'humour que j'attribuais au hasard.
Il fallait tout liquider, vider les rayonnages, l'urgence primait sur toute autre considération. L'emprisonnement récent de P***** B**** par les nervis de M***** L* P** avait le goût du gibier traqué, ce vieux bonhomme malade, dont l'image m'était chère, allait connaître sa fin dans une bastille. Ce destin commun à nombre des écrivains qu'il avait lus et chéris me radoucit un instant.
Le premier de mes amis à essuyer les plâtres de la nouvelle administration fut H***** O*******, je lui avais pourtant dit, à cette tête de lard, de tout fermer, de vendre pendant qu'on pouvait ou de mettre les bouquins en caisse.
On se trouverait un petit coin tranquille, on prendrait nos précautions, on vivrait comme si le monde s'était arrêté de penser, on en avait assez sous le coude pour ça. Lui croyait que les mots et les idées supplanteraient les matraques. Pas faux, mais combien de crânes fendus avant que le bâton ne se brise? A minima le sien hélas, car il croupissait maintenant on ne sait où pour avoir refusé que l'on inspecte sa collection.
F******* C*** et P******* K******** et G***** B**** furent plus conciliants, et j'étais parvenu à les convaincre de vendre, avant que nos chères possessions ne nous rendent persona non grata. L'état rachetait tout en sous-main dans des ventes qui n'avaient plus de publiques que le nom, et soutenait artificiellement les prix pour s'approprier en douceur les bibliothèques privées. Quant à savoir ce que devenaient nos livres... Funeste destin assurément, le bruit courait que certains étaient incinérés, d'autres stockés, personne ne savait vraiment.
Sauver nos peaux avait un sens nouveau, j'avais soustrait à l'inventaire de la vente quelques-uns des volumes qui m'étaient particulièrement chers, et ce malgré les risques. Mes trois amis encore libres de leurs mouvement avaient fait de même, j'en était convaincu, je l'avais reniflé. De ces livres je connaissais tout, par la pensée je sentais le grain de leur reliure, l'odeur du papier, la fixité des mots imprimés. Mais les souvenirs les plus vifs finissent par disparaître...
Je sais qu'à ce moment de ma rêverie je m'agitais dans le fauteuil ou je m'étais assoupi, un chat roulé sur les genoux: Le matin à mon réveil j'avais eu souvenance de ma langue nocturne un peu pâteuse, d'un rai de lumière capté par des pupilles encore opaques. Mais la gène que je ressentais, en observant mon café qui emplissait lentement le récipient qui lui était destiné, n'était pas liée à cette petite histoire au climat nauséeux, production finalement banale d'un cerveau éteint. Non, mon trouble prenait sa source dans la suite de mon cauchemar, quand il reprit après une ellipse propre aux songes.
J'avais maintenant pris place dans une salle aux proportions gigantesques, non quantifiables, un amphithéâtre comme une tour de Babel inversée. Cette spirale de pierre -dont le début se perdait dans le néant- paraissait antédiluvienne, avait-elle été conçu et construite ou existait-elle depuis des temps plus reculés encore que toujours? Une foule aux visages indiscernables et aux lèvres bruissantes emplissait ses travées, j'étais parmi cette foule, bien distinct. Une petite dalle de pierre constituait la fin du cône et le sol de l'édifice, surface qu'arpentait un homme portant un tricorne dont la mine sinistre contrastait avec un sourire inaltérable. Une enseigne clignotante criarde affichait le nom de la maison Christby's.
Monsieur sourire commença à marmonner dans un antique porte-voix: Mesdames et Messieurs, bienvenue à la vente judiciaire de la collection séditieuse du dénommé H***** O*******, dont il sera lui-même l'expert. Mon ami apparut alors dans ce qui semblait être l'arène de sa mise à mort bibliophilique, et je me souviens de l'atroce sentiment qui me saisit lorsque je vis à quoi il avait été réduit: Enchaîné à ses propres livres, il les traînait à chacun de ses pas, râpant les mors, faisant cliquer fermoirs et cabochons, détruisant inexorablement les ors.
Mais j'aurais été incapable d'avaler une goutte de mon café tant ma gorge était nouée lorsque je me remémorais ce que je fis dans mon involontaire délire nocturne: Alors que je maudissais la terre entière, l'univers et les galaxies, que je me préparais à sauter dans l'antre toutes griffes dehors pour délivrer et sauver mon ami, ma lancée fut stoppée par l'annonce du premier lot. Je connaissais ce livre, exemplaire unique pour l'acquisition duquel je l'avais sincèrement félicité. Le rythme de mon coeur ne pouvait être plus rapide, mais la raison qui animait ses battements changea brusquement. Un effroyable désir prenait vie, une abjecte convoitise. Et tandis que H***** O******* décrivait son ouvrage les larmes aux yeux, moi, ignoble, je levais la main et portait la première enchère.
Je me souviens que je bénis ce lever de soleil qui m'extirpa naturellement de ma nuit, et si dans les premières minutes de mon éveil -cet état incertain- je fus troublé par le souvenir écoeurant et frais de mon cauchemar, je dois confesser que, dans le même temps et pendant une seconde bien trop longue, j'imaginais avec plaisir dans les rayonnages de mon salon la présence de nombreux nouveaux livres qui n'avaient rien à y faire...
Bien entendu tout cela n'a aucun sens, et je ris volontiers de ce souvenir. Malgré tout, je fais le voeu de quitter le monde avant mon bon ami, oh pas longtemps avant, juste un peu, une poignée de jours m'irait.
Et dans longtemps, le plus longtemps possible.
Et dans longtemps, le plus longtemps possible.
Nicolas.
Un seul mot: génial!
RépondreSupprimerP*** K*****
Quel cauchemar ! Quelle histoire ! Quel style !
RépondreSupprimerF*** C***
Je me permets de commenter encore: inoubliable. L'arrivée de H*** O****, enchainé à ses livres au début de la vente, la main levée, et aussi le cendrier posé sur une fesse. ...je m'en souviendrai longtemps.
RépondreSupprimerHéhé, trop cool !
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