Amis Bibliophiles bonjour,
".... Oh! qui racontera, avec les accents poignants ou les ironies que comporte un tel sujet, les angoisses perpétuelles d'un bibliophile qui a eu la malencontreuse idée de renoncer au célibat, croyant - pauvre naïf - pouvoir un jour concilier ces deux choses, presque toujours incompatibles, l'état de mariage et le goût des livres !
Sans tomber dans le pessimisme excessif de Schopenhauer, il faut bien constater qu'en général - sauf quelques rares exceptions - les femmes, - la grâce et la spontanéité mêmes, - se montrent pourtant rétives pour apprécier toutes choses intellectuelles qui ne frappent pas leurs yeux ou leur raisonnement par un côté pratique quelconque. Toutes les manifestations d'art vrai ou d'originale pensée déroutent leur compréhension, qui n'a point d'autre idéal que l'enjolivement du déjà vu. De même, si elles sont grandes lectrices ou plutôt liseuses de feuilletons, elles n'admettent guère le désir de conserver ce qu'on a lu. Leur mémoire pour retenir les détails d'une oeuvre, d'un roman surtout, étant supérieure à la nôtre, elles ne jugent point utile d'en garder la trace. De là à haïr les livres, ces gêneurs, qui ne leur semblent bons qu'à accaparer de la place et à immobiliser de l'argent, il n'y a pas loin.
Il y a quelque temps, me trouvant chez un grand libraire, je vis entrer, la tête basse et l'air hésitant, un homme de quarante-cinq à cinquante ans environ. Après avoir jeté autour de lui quelques regards furtifs, inquiets, l'homme se dirigea obliquement, lentement, presque en s'effaçant, vers le coin du magasin où le libraire remettait des livres en rayon. Il avait salué libraire et employés de façon à me convaincre qu'il en était bien connu. Après un colloque à voix basse, assez court, suivi d'un examen rapide de plusieurs bouquins coquettement vêtus, le mystérieux amateur, regardant autour de lui comme s'il eût été en fraude, prit de la main du libraire un volume assez exigu, puis un autre, et les fit disparaître rapidement dans chacune de ses poches. Il examina ensuite le pan de son vêtement, tâta avec soin l'épaisseur des volumes, - comme pour s'assurer que le relief n'était pas apparent - et jeta au libraire ces mots, avec un mélancolique sourire : « Je n'en prends que deux à la fois, pour que ma femme ne s'en aperçoive pas. Je reviendrai prochainement, j'emporterai les autres tour à tour. » Et il sortit, non sans avoir, d'un mouvement nerveux, fouillé du regard les deux côtés de la porte, pour s'assurer évidemment qu'aucun agent Tricoche ne l'avait dépisté.
Trop discret pour essayer de mettre en défaut le « secret professionnel » du libraire, je ne demandai pas le nom de ce martyr conjugal. Je me bornai à apprendre que c'était un excellent père de famille, assez fortuné pour se permettre quelques milliers de francs de ces dépenses de luxe, aimant les beaux livres et préférant à d'autres plaisirs - mondains ou demi-mondains - de bonnes séances dans son intérieur, non loin de sa femme et de ses enfants, un livre à la main, malgré la bibliophobie de celle-là et les ébats bruyants, souvent troubleurs, de ceux-ci. Et pourtant !...
Les paroles mélancoliques de cet inconnu m'avaient bouleversé! je les entends encore tinter à mes oreilles, tristement, comme le glas de la dignité maritale, comme l'éclat bruyant d'une lésion dans la cavité cérébrale de la volonté, déterminant un état de résignation, d'humilité presque contrite, que j'admire. Mais ce souvenir m'obsède. Je ne puis m'empêcher de revivre un peu dans le passé, de me rappeler plusieurs faits analogues, qui, pour m'avoir moins vivement ému, ne m'avaient pourtant pas laissé indifférent.
Je me souviens encore d'un grand amateur de Lyon, bien connu, dont la femme poussait l'horreur du livre à un tel point qu'il était obligé de se faire adresser ses envois et ses correspondances bibliophiliques chez son relieur, - absolument comme un mari enclin aux « coups de canif », qui recevrait ses lettres d'amour en maison tierce! - Après plusieurs années de dissimulation, le pauvre mari, las de ne pouvoir jouir tranquillement de sa bibliothèque et ennuyé d'être ainsi dans des transes perpétuelles, avait fini, découragé, par vendre ses livres, et ne tardait pas à mourir de spleen.
Le public distrait, sceptique, le clan de libraires et de bibliophiles qui assistaient, à l'Hôtel Drouot, aux funérailles de première classe de cette collection péniblement composée, ne se doutaient pas qu'un drame se jouait dans les coulisses.
Un passage de l'Art d'aimer les livres, relatif aux femmes de bibliophiles, faisait allusion à un célèbre amateur des derniers temps, dont la femme et ensuite la famille avaient continuellement essayé d'entraver les acquisitions, ce qui ne les empêcha pas de réaliser, avec sa bibliothèque, un héritage beaucoup supérieur à l'argent déboursé. Ce chapitre avait attiré à l'auteur de nombreuses lettres de remerciements, signées par des bibliophiles maris et peut-être. marris ; ce qui prouve qu'il avait touché juste.
Dans ses livres humoristiques, notamment les Zigzags d'un curieux, Octave Uzanne avait tancé, en des pages spirituelles, « la maîtresse de maison, en général hostile au livre ,. Il citait une boutade du bon et sympathique bibliophile Jacob, qui, après avoir essayé. mollement de marier un jeune écrivain amateur de livres, répondait enfin aux objections victorieuses de celui-ci : « Ah! mon cher ami, que je vous félicite! Vous êtes un sage et serez un heureux. Ne parlons plus jamais de cela; les femmes, voyez-vous, n'aiment pas les livres et n'y entendent rien ; elles font à elles seules l'enfer des bibliophiles : amours de femmes et de bouquins ne se chantent pas au même lutrin. »
Le spirituel préfacier d'une jolie édition du Bibliomane de Charles Nodier, parue chez Conquet, M.Vallery-Radot, considère la femme comme le plus grand ennemi du livre, « ennemi de tous les jours, de toutes les heures, furetant partout, décidé à toutes les luttes ouvertes et à toutes les luttes sournoises ».
Appréciations cruelles, mais trop souvent justifiées, contre lesquelles cependant M. Grand-Carteret protestait galamment, dans le Livre et l'Image, en mars 1894 : ("Bien dit, mon cher confrère, répondait-il, mais il eût été juste aussi d'opposer à ces femmes, préférant un bout de ruban à une belle reliure, les femmes qui laissent leur mari emplir la maison de livres et d'estampes, sans jamais élever la moindre protestation contre cet envahissement. Et vous devez savoir combien nombreuses elles sont. " Nombreuses ?... certes point ; plutôt rarissimes, pour employer une expression de collectionneur; disons bonnes, patientes, dévouées, adorables même, si vous voulez, - car devant de telles femmes on doit, à deux genoux, réciter des litanies de reconnaissance et d'actions de grâces! M. Grand-Carteret, le ("champion des dames", comme on disait au xve siècle, voudra-t-il bien porter à ces femmes-phénix, qu'il connaît évidemment, l'expression des enthousiastes gratitudes de tous les vrais amis des livres! Ces douces et angéliques créatures ne sauront jamais assez combien leur affectueuse abnégation peut sauver d'âmes, retenues au bercail de la famille par le goût des beaux livres, qui est aussi une foi, un idéal, presque une religion !...
Donc, célibataire, assez fortuné, connaissant à fond tout ce qui a trait aux livres, ayant reçu de dame Nature une santé excellente, de la Providence un caractère tenace, une patience et une persévérance rares, ayant vécu assez longtemps pour avoir pu consacrer à sa passion cinquante années au moins, employées à découvrir et arracher à des rivaux les volumes ardemment convoités, M. de Lignerolles, avec tous ces atouts, avait affronté gaillardement et victorieusement le jeu passionnant de la bibliophilie. Il y avait risqué souvent de gros enjeux. Il avait vu quelquefois pâlir son étoile devant l'étincellement de ruisseaux d'or, jaillissant des coffres de collègues mieux en cour auprès de Plutus. Quelques rares livres lui avaient été si furieusement disputés aux enchères, qu'il avait fallu quelquefois céder. Mais, en général, il avait été extrêmement heureux dans ses acquisitions. Il m'eût été agréable d'examiner plus en détail la composition de son admirable bibliothèque, l'une des plus belles formées en ce siècle. De chers souvenirs eussent été pour moi évoqués.
La mémoire d'anciennes et assidues relations avec lui, de ses fréquentes visites chez M. Potier, son libraire, son plus fidèle conseiller et confident, de ses longues et quotidiennes séances à l'ancienne librairie Fontaine, avec le baron Pichon, le baron de Lacarelle, le marquis de Ganay, le comte de la Béraudière, M. Édouard Bocher, le comte de Mosbourg, M. Ernest Quentin-Bauchart, M. G. de Villeneuve, le baron James de Rothschild, M. Eugène Paillet, le baron de Ruble, le marquis de Villoutreys, le comte de Sauvage, le comte de l'Aigle, le comte Foy, le baron Portalis, le prince Victor de Broglie, le baron A. de Claye, M. Henri Beraldi, etc., ramène en moi une douce rêverie, à laquelle je me fusse volontiers abandonné, en parlant d'un certain nombre de livres précieux qui lui échurent en ces temps heureux et déjà lointains.
Mais rien ne reste à dire après les excellents articles de M. le baron de Claye, parus dans le Livre et l'Image. (Voir aussi son charmant volume la Bibliophilie en 1894.) Et c'est à ces articles si intéressants qu'il faudra toujours recourir pour se donner, mieux encore que par les catalogues, une idée de cette importante et merveilleuse collection. Un richissime bibliophile offrit à M. de Lignerolles, il y a une quinzaine d'années, de la lui acheter pour seize cent mille francs, d'autres disent même dix-huit cent mille! (à cette époque, elle eût probablement atteint ce chiffre en vente publique). Mais, hélas! les temps sont changés !.
Il est d'ailleurs regrettable qu'une telle avalanche de beaux livres ait roulé, en une seule saison, sur le «marché de Paris». Le catalogue - en trois parties - dressé par M. Porquet, libraire, avec la haute collaboration de M. Emile Picot, l'éminent bibliographe, est oeuvre importante et exigeait, pour être digne de la collection, de longues et laborieuses recherches. Une année de plus n'eût pas été superflue pour le parfaire.
Elle est maintenant dispersée cette bibliothèque superbe. Ils sont allés au vent, ces livres, ces trésors de pensée et d'art, ces spécimens choisis de talents d'artistes et d'artisans des siècles passés, ces souvenirs graves ou tendres, pieux ou légers, qui furent choyés, caressés, qui firent tour à tour, pendant plus de cinquante ans, les délices du plus vrai des bibliophiles! Et c'est à ce but que tendent - inconsciemment - les recherches, les émotions, les joies, les désenchantements de nous tous, qui aimons à vivre au milieu des livres ou des objets quelconques que nos goûts divers ont rassemblés : une dispersion immédiate de ce que nous avions si péniblement réuni; et cela pour que d'autres agissent comme nous avons fait; et pour que Plutus, dieu du jour, de plus en plus adoré, en l'honneur duquel se font ces holocaustes, soit toujours convenablement servi. Vanitas ranitatllln!
Une chose curieuse à noter et qui semble étonnante de la part d'un bibliophile aussi ardent à s'assurer la possession des livres que l'était M. de Lignerolles : il n'a jamais eu d' ex-libris. Cette preuve de modestie, chez le possesseur d'une collection incomparable, n'est point une banalité assurément. Il évita ainsi le souci, non dépourvu d'orgueil, de perpétuer, en l'émiettant pour ainsi dire, le souvenir de sa haute personnalité bibliophilique. Pourtant, un ex-libris estampillant ces livres superbes et leur donnant pour l'avenir acte de notoriété eût fait la joie des bibliophiles futurs. Le possesseur de ces trésors pouvait, à l'instar de quelques amateurs du XVIe siècle, y mettre une devise expressive : Nunquam amicorum, par exemple, devise qui, pour être moins aimable que celle de Grolier et plus franche peut-être, eût été la traduction exacte de son sentiment.
Aucun de ses livres ne porte de marque à lui personnelle, sinon, quelquefois, une note brève, de sa grande écriture distinguée, placée discrètement sur la garde, d'un crayon léger, comme avec crainte d'y laisser trace que la gomme ne puisse effacer; et, presque toujours, à l'angle de cette même garde, un minuscule V ou l'abréviation Coll. (Vu ou Collationné), tracés également au crayon, de façon peu apparente. En philosophe à la mélancolique pensée, il songeait peut-être à ne pas donner pâture à cette nouvelle race d'iconomanes un peu byzantins, qui ne craignent pas d'arracher aux livres les ex-libris, pour en former des tas à part, comme s'il s'agissait de timbres-poste ou de prospectus.
M. de Lignerolles est mort à soixante-seize ans. Sa santé robuste pouvait lui donner l'espoir de vivre encore quelques années. Mais, vers la fin de 1892, il avait pris froid à la campagne, où il séjournait chaque année un peu tard, jusqu'à l'entrée de l'hiver. Dans une ferme qu'il possédait à Graville-Saint-Honorine, près du Havre, il avait fait aménager une chambre, et il allait là passer plusieurs semaines. En 1892, l'hiver fut précoce et rigoureux. Il fut atteint d'une congestion, suivie d'une hémiplégie, et depuis il ne fit que se traîner péniblement. Sa figure changea à vue d'oeil.
Revenu à Paris, il recevait assidûment les visites de quelques amis dévoués; parmi eux, le baron Pichon, M. Eugène Paillet, le baron Portalis, M. Porquet, libraire. Le baron Pichon passait régulièrement près de lui quelques heures, tous les dimanches. Le malade reprenait à son arrivée une sorte de gaité, parlait avec animation de ses livres, qu'il se faisait apporter tour à tour, par ses vieux serviteurs. Il rappelait à son ami des passages de certains ouvrages, ou des vers dont il cherchait quelquefois l'auteur. Le baron Pichon me citait entre autres ce vers que le patient lui répétait souvent : Ah! que la nuit est longue à la douleur qui veille!
Il revivait dans le passé, évoquait le souvenir des ventes d'autrefois, des beaux livres vus ensemble, des bibliophiles disparus.
Puis il cessa de s'intéresser à ces choses. Le mal reprenait le dessus.
Il s'éteignit le 13 février 1893.
Dans son testament, l'excellent bibliophile avait tenu à proclamer son étroite et si ancienne amitié pour le baron Pichon, en lui léguant un livre des plus précieux, considéré comme unique, la Chasse du grand Seneschal de Normandie et les Dicts du bon chien Souillard, édition de Pierre Le Caron (fin du xve siècle), curieux ouvrage de vénerie. Ce petit trésor avait fait partie, d'ailleurs, de la première collection du président des Bibliophiles français, et M. de Lignerolles l'avait acquis, pour 2000 francs, à sa vente, en cette heureuse époque où les livres, même les plus précieux, étaient encore cotés à des prix raisonnables. Il avait aussi légué à M. Porquet, son dernier libraire, en souvenir de sa collection qu'il le chargeait de présenter aux enchères, un charmant exemplaire, relié en maroquin doublé, du Régnier des Elzévir.
Ces pensées délicates ne sont-elles pas un dernier témoignage de l'exquis et persévérant attachement que gardait à ses affections ce prétendu solitaire, ce silencieux, qui eut peut-être raison de préférer la compagnie des livres, ces amis muets « qui ne trahissent jamais », à celle de la société banale, toujours impuissante à procurer les joies et les émotions douces, capables de nous consoler des amertumes de la vie.
Je ne voudrais pas terminer cette notice sans dire un mot des jugements portés à la légère sur M. de Lignerolles, dans la presse. Peu d'articles ont été écrits avec connaissance. De son vivant déjà, quelques confrères ou amis avaient souvent, malgré leur respect et leur sympathie pour sa personne, exercé leur verve plaisante à son détriment. Les bibliophiles sont des gens d'esprit pour la plupart, et, comme gens d'esprit, ils ne possèdent pas toujours, au même degré que la virtuosité, les deux vertus angéliques d'aménité et de bienveillance. Leurs plus intimes amis sont quelquefois passés au fil de leur langue déliée, sans méchanceté d'ailleurs, quoique peut-être pas sans malice. Depuis sa mort, quelques journaux, reprenant ces petites légendes, ont publié sur lui diverses anecdotes, les unes vraies, d'autres fantaisistes. D'autres sont restées inédites.
Une de ces anecdotes mérite d'être rapportée. Elle est typique et elle est authentique. Elle a trait au a pacte » que firent M. de Lignerolles et le baron de Lacarelle, pour posséder tour à tour un livre qu'ils convoitaient tous les deux avec la même ardeur. C'était, je crois, un recueil de pièces gothiques à peu près introuvables, qui figurait à la vente Brunet, dirigée par M. Potier.
Les deux bibliophiles avaient chacun, en grand secret, donné mission à: Potier de l'acquérir, sans limiter le prix. Le libraire, embarrassé, résolut de prévenir les « belligérants », d'abord sans citer à chacun le nom de son adversaire, mais en disant à tous deux qu'il s'agissait d'un ami. Ni l'un ni l'autre ne se décida à céder. Enfin, la vente approchant, Potier nomma l'un à l'autre les deux champions, un jour qu'ils se rencontrèrent chez lui.
" Laissez-le-moi, Lignerolles! - Mais non, mon cher, je ne le retrouverais jamais. Abandonnez-lemoi, Lacarelle! - Impossible, mon cher, j'y tiens absolument. - Achetez-le ensemble, dit Potier, riant. - Au fait, pourquoi pas? nous le tirerons au sort, dit M. de Lacarelle. - Jamais, s'écria M. de Lignerolles! s'il allait vous échoir, il serait perdu pour moi. - Eh bien, une idée : Potier va l'acquérir pour nous deux. Nous paierons le prix par moitié. Chacun de nous le possédera pendant six mois, ensuite le « passera » à l'autre. Et à la mort de l'un de nous, il appartiendra au survivant, sans nouveaux frais. Nous allons faire une convention écrite pour nos héritiers! » Ainsi fut fait. Et pendant plus de quinze ans, le précieux bouquin cahota gracieusement une trentaine de fois de Lignerolles à Lacarelle et de Lacarelle à Lignerolles. Le traité existe toujours, document singulier et amusant!
Les anecdotes suivantes sont plus simples et pourraient avoir aussi bien pour héros tout autre bibliomane passionné :
Claudin avait été prévenu par un confrère étranger de l'envoi d'une édition peu connue (l'une des originales) des Lettres de Mme de Sévigné.
Il en avait parlé un jour devant deux de ses clients, M. de Lignerolles et M. Rochebilière, que ce livre intéressait également. Chacun, en arrière de son collègue, avait dit au libraire de le lui montrer le premier.
Claudin, ne voulant pas manquer de parole à l'un ni à l'autre, ne promettait rien. Enfin les volumes arrivés, M. Rochebilière, venu le premier, trouve le prix un peu élevé et hésite. M. de Lignerolles venant ensuite, demande aemporter le livre « pour l'examiner ». M. Rochebilière, apprenant le fait, entre dans une grande colère et exprime son mécontentement au libraire. Il était, disait-il, décidé à payer le prix demandé et venait prendre l'ouvrage. M. de Lignerolles, interpellé par lui, déclare qu'il garde le livre. Alors se passe entre les deux amateurs une scène violente, M. Rochebilière nerveux et agressif, M. de Lignerolles correct mais inflexible. Les deux bibliophiles se gardèrent toujours rancune; ils s'invectivaient encore chaque fois qu'ils se rencontraient; et cela, en somme, pour un ouvrage de secondaire importance.
On a déjà raconté le petit voyage que fit M. de Lignerolles jusqu'à quelques stations de Paris, pour être le premier àvoir un fameux exemplaire du Montaigne de 1588, portant un envoi autographe de l'auteur des Essais, adressé au président Loysel, livre que le libraire Tross était allé acquérir en Allemagne. M. de Lignerolles avait appris que d'autres bibliophiles, désireux comme lui d'acheter le précieux bouquin, devaient aller attendre Tross à l'heure de son arrivée. En effet, l'un d'eux attendait dans la boutique même du libraire, l'autre avait jugé prudent d'aller à la gare. Plus passionné encore que ses confrères, M. de Lignerolles prit le train jusqu'à Creil et guetta le libraire. Séance tenante, il acheta le séduisant volume; ses concurrents, peut-être ses amis, ne purent que saluer le vainqueur, qui les avait si bien joués.
Un autre amateur, M. E. Bancel, très friand de pièces gothiques et très actif, très ardent à suivre la piste de ses desiderata, fut aussi devancé par M. de Lignerolles. C'est encore Claudin qui fut l'intermédiaire de l'affaire. Il avait dit à ses clients qu'il allait acquérir par correspondance une série de facéties des plus rares du xve siècle et du commencement du XVIe. Ce recueil devait lui être envoyé prochainement. Alors commença un véritable steeple-chase entre M. de Lignerolles et M. Bancel, venant tour à tour jusqu'à deux fois par jour, et dès le matin, s'enquérir si les pièces étaient arrivées. M. de Lignerolles avait fini par aller chez le libraire presque au point du jour et attendait le dépouillement du courrier. Il fut encore victorieux, mais cette fois, vraiment, l'objet en valait la peine. Il est vrai que Claudin le décida à céder quelques-unes des pièces à M. Bancel.
Ces petits faits et quelques autres, plus ou moins fantaisistes, ont amené deux ou trois journaux à traiter injustement de maniaque notre bibliophile. Expression inexacte, d'ailleurs de signification fort élastique, qu'on applique avec trop peu de discernement à presque tous les passionnés. « L'homme sans passion est un zéro », a écrit Mme de Blocqueville, dans un livre sentimental et étrange, le Prisme de l'âme.
M. de Lignerolles n'eût certes pas été classé, par la spirituelle et tendre marquise, ? qui devait s'y connaître, ? parmi ceux qu'elle traite si dédaigneusement; car, sous des dehors calmes et corrects, il était la passion même, avec toutes ses inquiétudes, ses déceptions et aussi toutes ses immenses joies. C'était un véritable « amant des livres », comme l'a dit expressivement quelqu'un. Et le mot « amant », si bizarre qu'il semble ici, ne manque pas de justesse.
JULES LE PETIT.
Appendice
La précédente notice était préparée et même imprimée pour le fascicule de juillet 1894 d'une revue qui depuis a cessé de paraître.
A cette époque, trois ventes de livres de M. de Lignerolles avaient été faites, ? trois parties formant ensemble une réunion de plus de six mille articles, dont le produit total avait été de onze cent mille francs environ Une quatrième vente a eu lieu depuis, au mois de mars dernier. Cette partie, la dernière sans doute de la fameuse collection, renfermait à elle seule, en 2010 numéros, toute une bibliothèque. On y rencontrait des doubles de livres ayant figuré déjà dans toutes les séries des catalogues précédents; doubles en moins bel état, volumes rares mais moins bien reliés, - que l'expert n'a pas cru devoir joindre aux livres des premières ventes, - parties dépareillées de classiques français, plaquettes curieuses sur l'histoire, etc., le menu fretin enfin, un fretin qui eût fait la joie de bien des bibliophiles, il y a vingt ans, lorsque ces livres étaient recherchés avec rage. Mais le goût des collectionneurs étant actuellement modifié, - à tort ou à raison, ne discutons pas! - le résultat de la dernière vente a été désastreux.
Cette réunion de livres un peu négligés ou réformés, cette sorte de fond de bibliothèque, nous montre M. de Lignerolles accaparant et gardant, sans motif raisonnable, inutilement enfin, des milliers de volumes, fragments d'éditions ou exemplaires complets, qu'il possédait déjà, au moins une fois, en superbe état. « Il ne les recherchait, écrit M. de Claye dans le Courrier du Livre, que pour les dérober à tous les regards. Ce grand collectionneur était un grand enfouisseur. Il y a là un dernier trait qui complète sa si curieuse physionomie. Il enfouissait, je le répète, amassant toujours et toujours' jamais rassasié, toujours épris de ce qui lui manquait. » On pourrait, dans ce cas, ajouter : épris aussi de ce qui, déjà possédé par lui et manquant aux autres, aurait pu leur servir à compléter des collections, qui se fussent ensuite trop rapprochées de la sienne. C'est peut-être vrai. Le caractère de certains collectionneurs est si bizarre !
Voici les résultats des quatre ventes de la bibliothèque de M. de Lignerolles. M. Maurice Delestre, commissaire-priseur, qui les a dirigées avec son intelligence et son tact habituels, nous a obligeamment communiqué les chiffres exacts.
Une petite réunion d'estampes anciennes et de portraits (388 numéros), présentée aux enchères par M. Jules Bouillon, expert, les 16 et 17 janvier 1894, a produit 15 125 francs.
La première vente de livres, faite du 29 janvier au 3 février 1894 et comprenant : une série d'admirables manuscrits, la Théologie, la Jurisprudence, les Sciences et Arts (ensemble 675 numéros), a produit 318 420 francs.
La seconde vente, faite du 5 au 17 mars 1891, celle de la plus intéressante et de la plus importante série, les Belles-Lettres (2 160 numéros), a atteint le chiffre de 518 491 francs.
La troisième partie, l'Histoire (3 286 numéros), dont la vente a été faite du 16 au 25 avril 1891, a produit 242 185 francs.
La quatrième vente enfin, composée d'un grand nombre de doubles de toutes les séries, de volumes en état parfois médiocre ou dépareillés (2 010 numéros), n'a pas dépassé 42 186 francs.
Le rendement total de cette magnifique collection, la mieux composée peut-être de toutes celles qui ont été formées en ce siècle, est donc de 1 136 407 francs.
JULES LE PETIT
PARIS
ÉMILE RONDEAU, LIBRAIRE
19, BOULEVARD MONTMARTRE
1895"
H
H
Bien écrit et semé d'anecdotes des plus drôles
RépondreSupprimerTrès intéressant, merci!
RépondreSupprimerPhilippe
"enfouisseur de livres"... pas très flatteur, mais si c'est mérité !
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