Amis Bibliophiles bonsoir,
Etre bibliomane, être bibliophile, se mettre à raisonner en fonction de la valeur de sa bibliothèque, ne vivre pour la chasse et poursuivre les livres comme des chimères, "gambler" pendant les ventes aux enchères... acheter, délaisser, revendre, se recentrer et finalement se "satisfaire" d'une bibliothèque de 15 ouvrages.
Henry Houssaye décrit le parcours de bien des bibliophiles dans ce texte paru dans Le Livre, Bibliographie rétrospective, 4ème année.
Qui ne s'y reconnaît pas? Nous sommes tous un jour, je le crois, passé par l'une des ces étapes... mais aurons-nous la sagesse de se contenter un jour d'une quinzaine de livres?
"Sans doute, au nombre des railleries auxquelles sont en butte les bibliophiles, il en est de bien fondées. L'amour des livres est une passion, et, comme toute passion, il a ses écarts et ses égarements. Mais cette passion, qui dégénère parfois en folie, qui donne les émotions du jeu dans les ventes publiques, les émotions de la chasse chez les bouquinistes, et qui, il le faut bien reconnaître, est souvent une des formes de l'avarice — le collectionneur ne se complaît-il pas dans la valeur vénale de sa collection et ne la proclame-t-il pas ? N'appréhende-t-il pas une baisse des livres qui déprécierait les siens, encore qu'elle lui permît d'acquérir à bon compte ceux qu'il convoite ? — cette passion, disons-nous, a une base rationnelle, une origine bien estimable ; cette passion est élevée, car elle a pour fondement l'amour des lettres.
Voici, en effet, comment on devient bibliophile. Nous parlons de l'élite, nous parlons aussi du grand nombre, nous ne parlons pas des exceptions. Nous n'avons point à nous occuper des gens qui s'improvisent un beau matin bibliophiles par genre ou par ennui, et qui créent une bibliothèque en six mois à grands coups de billets de banque.
On commence par aimer les livres uniquement pour ce qu'ils sont. On lit les chefs-d'œuvre et les demi-chefs-d'œuvre dans des volumes à trois francs, voire même à un franc. On les relit, on se promet de les relire encore. Pour conserver, et aussi pour honorer ces livres, on les fait relier, — très mal d'abord ! Ces humbles volumes sont le noyau de la bibliothèque. Puis on s'arrête devant l'étalage des bouquinistes en plein vent. On trouve là quelques livres anciens, intéressants, qu'on n'avait pas lus. On les achète. On a déjà deux ou trois cents volumes sur ses rayons. Si l'on continue ainsi, on aura la bibliothèque d'un lettré, — celle d'un érudit, au cas où l'on s'attacherait à une spécialité. Si, au contraire, on est prédestiné, marqué pour la bibliophilie, une transformation s'opère. On ne s'en tient plus aux parapets des quais, on entre chez les libraires en boutique, on fait de longues haltes devant les vitrines rutilantes des grands bouquinistes des passages, on pénètre timidement dans ces terres promises, on va aux ventes, on lit les catalogues et les manuels, on demande des conseils que l'on suit plus ou moins. On fait bien des écoles ; on achète à tort et à travers, et sans y regarder de trop près, les Elzeviers rognés à la marge, les poètes du XVIe siècle roussis et piqués, les prosateurs du XVIIe siècle outrageusement lavés, les livres à figures de second tirage, les gothiques incomplets, les romantiques maculés, les maroquins anciens à coiffes brisées, à coins écornés, à plats éraillés, les reliures armoriées salies ou remboîtées. Peu à peu pourtant, le goût se forme et s'épure. On possède par hasard quelques exemplaires irréprochables; on les compare avec ses autres livres et l'on devient tout confus.
On se débarrasse des volumes qu'il y a un an encore on considérait comme joyaux inestimables, on devient difficile, on n'achète plus qu'à bon escient. Mais en même temps que le goût se raffine, il dévie. La curiosité se mêle à l'amour du livre. On achetait jadis les livres pour les lire, on les achète pour les posséder. On voulait un bon texte dans une belle édition, ornée de belles gravures, et dans un bel exemplaire revêtu d'une belle reliure. On ne demande plus que la belle édition, les belles gravures, le bel exemplaire, la belle reliure ; pour le bon texte, on n'en a cure. La passion de la typographie des Elzeviers qu'on a prise dans le César de 1635 ou dans le Régnier de 1642, entraîne à acheter la Description d'Amsterdam en vers burlesques ou le Pastissier français ; le goût pour les figures d'Eisen qu'on a pris dans les Contes de La Fontaine, met en honneur toute une classe de méchants poètes et en tête le fade Dorât. Les armes du comte d'Hoym sont sans prix sur un Molière ou un Pascal ; mais on ne les recherchera guère moins si elles brillent sur les plats de la Clotilde, de Boyer, ou de l'Usage des Passions du Père Sénault. C'est la folie qui commence. On achète désormais selon l'occasion, avec goût, mais sans méthode et sans plan. On a les neuf éditions sacramentelles de La Bruyère dans la plus magnifique condition. Mais on n'a point un seul La Rochefoucauld, parce qu'on n'en a point encore trouvé un qui parût digne de la bibliothèque d'un véritable amateur!
Passe encore que les pauvres diables, dévorés de la passion des livres et plus riches de désirs que d'argent, prennent l'ombre à défaut de la proie. On conçoit que ceux-là se contentent d'Eisen dans le marquis de Pezaï, — ils ne peuvent l'avoir dans La Fontaine — et qu'ils soient tout heureux du mouton de Longepierre sur un Pradon, puisqu'ils ne sauraient le posséder sur un Racine. Mais les autres, les grands bibliophiles, les providences des libraires et les rois des ventes publiques, ne devraient-ils pas remonter à la véritable source de leur passion, l'amour du livre pour sa valeur littéraire ?
Le vrai luxe, le luxe suprême, le luxe poussé jusqu'à l'insolence, ce serait de n'avoir dans sa bibliothèque que les livres qu'on y aurait en in-12 à trois francs, reliés en demi-veau, si l'on était un simple lettré, et d'avoir ces livres-là dans les éditions les plus belles et les plus rares, dans les exemplaires les plus irréprochables, dans les reliures les plus riches et les plus curieuses.
Nous avons rêvé cette bibliothèque. Nous en donnons un aperçu dans une de ses divisions : Les poètes latins anciens :
POÈTES LATINS ANCIENS:
Le Livre, Bibliographie rétrospective, 4ème année."
1. T. Lucretius. De rerum natura. S. /. n. d. (Brixiae, circà 1473).
In-fol. ; maroq. brun à comp. or et couleur, doublé de maroq. rouge.
Armes du duc d'Aumale à l'intérieur; tr. dor. {Trautz-Bauzonnet).
Édition princeps; un des trois exemplaires connus.
(Bibliothèque de Mgr le duc d'Aumale.)
2. Publii Virgilii maronis OPERA. Lugduni, apud Stephanum Doletum,
1540. In-8; maroq. rouge, comp. à entrelacs, tr. dor. (Lortic).
Édition imprimée chez Etienne Dolet, d'une extrême rareté, non citée au
Manuel du Libraire.
(Bibliothèque de A. Firmin-Didot.)
3. Q. Horatii Flacci OPERA. Londini, Tabulis œneis incidit Johannes
Pine, 1733-1737. 2 vol. in-8°, texte gravé; fig. ; maroq. citron, à incrustations mosaïques de maroq. bleu,
rouge et vert représentant des fleurs, tr. dor. (Derôme).
Premier tirage.
(Bibliothèque de J.-Ch. Brunet.)
4. Catullus, Tibullus, Propertius. Jos. Scaliger recensuit. Lutetiœ,
apud Mamertum Patissonium, 1577,2 parties en i vol. in-8*»; maroq.
vert, à comp. de volutes, de rinceaux et de feuillage, tr. dor. {Reliure
du XVIe siècle).
Exemplaire en grand papier, aux premières armes de J.-A de Thou.
(Bibliothèque de M. E. Quentin-Bauchart.)
5 P. Ovidii Nasonis, Fastorum libri VI, Tristium libri V, de Ponto
libri III, etc. Venetiis in œdibus Aldi et Andreœ Socerij i5i6. In-8;
maroq. bleu foncé, fil. et fleurons, tr. dor. [Reliure du XVIe siècle].
Exemplaire de Marc Laurin, seigneur de Watervlied. Le plat recto de la reliure
porte sa devise : Virtus in arduo, et le plat verso les mots : M, Laurini et amicorum.
(Bibliothèque de Mgr le duc d'Aumale.)
6. Les Métamorphoses d'Ovide, en latin et en françois, de la traduction
de M. l'abbé Banier. Paris, Hochereau; 1767-1771 - 4 vol. in-4;
Fig. de Boucher, Eisen, Moreau, Choffart, etc., etc.; maroq. rouge,
fil. tr. dor. [Derôme],
Un des 12 exemplaires en grand papier.
(Bibliothèque du baron James de Rothschild)
7. Phadri Aug. Liberti, fabularum œsopiarum, libri V. Notis illus-
travit David Hoogstratanus. Amstelaedami, ex typographiae Francisci Halmae, 1701.
In-4''; fig. en médaillons; maroq. rouge, fil. tr, dor. [Anguerran],
Exemplaire en grand papier.
(Bibliothèque de M. Lebœuf de Montgermont.)
8. Juvenalis, Persius. Aldus 1535, In-8; veau brun, à comp. d'entrelacs, tr. dor.
[Reliure du XVIe siècle].
Exemplaire de Grolier, avec sa devise Grolieri et amicorum sur le plat recto
de la reliure, et sa signature au bas du dernier feuillet du volume.
(Bibliothèque de M. Eugène Paillet.)
9.. Lucanus. Romae [Sweyhheym et Parmartz) 1469. In-fol.; maroq, brun,
à comp. en mosaïque, doublé de maroq. rouge, à comp. tr. dor
{Cape).
Édition princeps.
(Bibliothèque de Mgr le duc d'Aumale.)
10. Statu opera. Lugduni, Seb. Gryphius, 1547. In-16; maroq. vert,
fil. tr. dor. (Reliure du XVIIe siècle).
Aux armes du comte d'Hoym.
(Bibliothèque de M. le marquis de Faletans.)
11. M. V. Martialis, epigrammatum libri XIV. Lugduni, in œdibus Joharnis Moylin, 1522.In-fol. gothique; fig. sur bois; maroq. rouge, fil.
tr. dor. (Ancienne reliure).
(Bibliothèque du marquis de Morante.)
12. Ausonii Opera, R Th. Pulmanno in meliorem ordinem restituta.
Antuerpiœ, Chr. Plantinus, 1568. In-16; maroq. rouge, comp. de fil.
au pointillé , tr. dor. (Le Gascon).
(Bibliothèque de M. H. H.)
13. M. Acci Plauti comoediae, ex recensione J. F. Gronovii. Lugduni,
Batavorum ex officind Hackiana, 1664. 1 tome en deux vol. in-8;
front, gr. maroq. bleu, fil. tr. dor. (Pasdeloup).
Exemplaire de Longepierre, avec les insignes de la Toison d'Or sur le dos et
aux coins de la reliure.
(Bibliothèque de M. Robert S. Turner.)
14. Pub. Terentii comoediae, ex recensione Heinsianâ. Lugd. Batavorum, ex officina Elzeviriana
1635. In-12; front, gr. maroq. rouge;
fil. doublé de maroq. rouge, dent. tr. dor. (Boyet).
(Bibliothèque de M. le baron Roger Portails.)
15. L. Annei Senecae Tragoediae. (in fine) Impressum Venetiis per Bernardinum de Vianis de Lexona,
Vercellensem, 1522. In-fol.; fig. sur bois; maroq. rouge, fil. tr. dor. (Reliure du XVIe siècle).
Exemplaire aux armes du prince Eugène de Savoie.
(Bibliothèque de A. Firmin-Didot.)
Il n'y a là que quinze ouvrages, mais ces livres-là sont de ceux qu'on ne se lasse point de relire. Ce catalogue de quinze numéros seulement comprend deux incunables des plus rares, une impression gothique, deux Aldes, un Etienne Dolet, un Mamert Patisson, un Gryphe, un Plantin, un Elzevier, un Hack, deux belles éditions du temps de Louis XV, des livres à figures des XVI, XVII et XVIIIe siècles. Ces quinze volumes ont été reliés à l'époque de la Renaissance par des artistes lyonnais et parisiens, ou plus tard par Le Gascon, Boyet, Anguerran, Pasdeloup, Derôme, Trautz-Bauzonnet, et ils portent les armes ou la devise de Grolier, de Laurin, de J.-A. de Thou, du prince Eugène de Savoie, de Longepierre, du comte d'Hoym, du duc d'Aumale. C'est toute la poésie latine, et c'est en même temps la synthèse de l'histoire de l'imprimerie, de la gravure et de la reliure; c'est une des plus glorieuses pages de l'armorial des grands amateurs de livres. Quelle jouissance pour l'esprit, quelle joie pour les yeux, quel contentement au cœur du bibliophile !
Henry Houssaye.
Le Livre, Bibliographie rétrospective, 4ème année."
6 commentaires:
"Peu à peu pourtant, le goût se forme et s'épure. On possède par hasard quelques exemplaires irréprochables; on les compare avec ses autres livres et l'on devient tout confus...". J'ai maintes fois ressenti ce sentiment depuis que je suis devenu libraire. J'étais plus heureux avec moins, avant ! Pierre
Les livres sont comme le vin à force d'y gouter on devient plus exigeant.
mais le "meilleur" d'autrefois n'est plus le meilleur d'aujourd'hui.
Dans quelle limite prend-on pour ses gouts ceux des autres ?
jlp.
Drôle de découverte, j'ai possédé, un peu par hasard, le numéro 15 de la liste ! A l'époque je ne savais pas qu'il fût désirable !
B.
Le parcours est fort bien résumé!
Mais peut-être qu'une bibliothèque resserrée de 50 à 60 livres permettrait de ne pas devoir faire de choix déchirant...
J'ai déjà fait l'exercice, et je crois que ce nombre de 50 ou 60 ouvrages permet de ne pas être frustré, et de garder vraiment l'essentiel en se passant du superflu (qui fait toujours plaisir bien sûr, mais on finit par s'en lasser).
bonne lecture à tous
Wolfi
Ce texte est bien réconfortant. On se croit malade, ou à tout le moins contaminé, et on constate avec soulagement que le microbe est fort répandu.
L'homme reste l'homme.
René
article excellent, j'ai une bibliothèque presque monothématique mais je m'aperçois avec le temps, j'ai 65 ans, qu'une douzaine de livres me sont indispensables, la polémique sur cet excellent site m'a peiné car l'amour de l'écrit à pour but de nous prémunir de cela, merci .
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