Un plaidoyer de Baluze en faveur des bouquinistes de Paris (1697)
Au milieu de XIXème siècle, l’érudit Philippe Tamizey de Larroque découvrit un mémoire manuscrit inédit de la main de l’illustre bibliophile Baluze (1). Ce document écrit tout entier de la main du savant homme avait été rédigé en 1697. C’est un touchant plaidoyer en faveur de ces bouquinistes dont les étalages en plein vent étaient pour lui de vieilles connaissances. Baluze, bibliophile dans l’âme stipula dans son testament que sa riche bibliothèque fut vendue à la pièce et non en bloc comme c’était la tradition chez les grands amateurs. Il voulait ainsi que les plus pauvres des savants pussent acheter au moins quelques-uns des volumes, qui, sans cette délicate précaution, auraient été tous ensemble la proie de quelque riche amateur.
Voici le texte du Mémoire de Baluze. Nous en avons modernisé seulement l’orthographe afin que la lecture en soit plus aisée aujourd’hui.
« Autrefois une bonne partie des boutiques du Pont-Neuf étaient occupées par les libraires, qui y portaient de très bons livres, qu’ils donnaient à bon marché. Ce qui était d’un grand secours aux gens de Lettres, lesquels sont ordinairement fort peu pécuniers.
Les libraires de la rue Saint-Jacques firent pour lors de grandes instances pour empêcher qu’on ne continue ce trafic, et enfin ils en vinrent à bout dans le temps des guerres civiles de Paris sur la fin de la minorité du Roi (Louis XIV).
Ces pauvres libraires, qui n’ont pas moyen de louer des boutiques, ont taché de gagner leur vie en installant des livres de peu de conséquence sur les quais et sur les rebords du Pont-Neuf.
Ces livres sont de vieux fonds de magasins de libraires qu’on ne leur demande pas, le fretin (qu’ils appellent parmi eux carimara) des bibliothèques, la dépouille de quelque pauvre prestre décédé, de méchants paquets achetés aux inventaires, tous livres qu’on ira jamais demander dans les boutiques des libraires.
Cependant on se sert de ce prétexte pour empêcher ces pauvres gens de continuer leurs étalages, parce que, dit-on, qu’ils empêchent qu’on ne visite les boutiques des libraires, ce qui est très faux, car on ne trouvera pas à ces étalages des livres de conséquence, pour lesquels avoir il faut aller nécessairement chez les grands libraires.
Aux étalages on trouve de petits traités singuliers qu’on ne connaît pas bien souvent, d’autres qu’on connaît à la vérité, mais qu’on ne s’avisera pas d’aller demander chez les libraires et qu’on achète que parce qu’ils sont à bon marché, et qui sont achetés par les pauvres qui n’ont pas moyen d’acheter les nouvelles.
En ceci il faut considérer autant pour le moins l’intérêt des gens de Lettres que celui des libraires, et que ce ne sont pas ceux ordinairement qui ont le moyen d’étudier qui étudient, mais bien ceux qui n’ont pas le moyen d’étudier, c'est-à-dire les pauvres. Pline l’a dit il y a longtemps : Amat studia ut solent pauperes. De sorte que si on leur ôte le moyen d’acheter des livres à bon marché, on perdra de bons esprits, qui pourraient devenir habilles gens et faire honneur au royaume par la facilité qu’ils auraient d’étudier.
Les libraires ne sont établis que pour le service des gens de Lettres, ce qui doit obliger les magistrats de s’opposer à leur avarice, de crainte que la cherté des livres, qui est toujours chez les grands libraires, ne ruine la littérature. Ils doivent servir également les pauvres et les riches. Ils peuvent vendre chèrement aux riches, à la bonne heure. Mais ils doivent donner à bon marché aux pauvres, et c’est ce qu’ils ne font pas et ne feront jamais.
On dit encore contre ces pauvres gens que sous ce prétexte ils distribuent des livres de contrebande. Ce qui est très faux, et peut être attesté faux par beaucoup d’honnêtes gens qui avaient accoutumé de s’arrêter aux étalages. Il a plus été vendu de livres de contrebande dans la rue Saint-Jacques qu’il n’a été vendu de vieux bouquins aux étalages. C’est ce qui est certain.
Mais quand même il serait vrai, ce qui n’est pas, que ces pauvres gens débitaient des livres de contrebande, le remède dont on se sert ne peut empêcher ce commerce, car ceux qui le font portent les livres dans leurs poches et sous leur manteau, ils vont les distribuer dans les maisons où ils ont leurs habitudes. Cela est de notoriété publique.
On dit encore contre ces pauvres gens que lorsque quelque valet ou autre a dérobé quelque livre, il le leur porte pour le vendre, ce qui est très préjudiciable au public. A cela on répond que ce remède n’empêchera pas ce mal, car on porte également ces sortes de livres aux marchands qui sont sur le quai des Augustins.
Outre qu’il ne faut pas ôter la liberté de vendre séparément quelques livres, y ayant de pauvres gens qui sont obligés dans leur nécessité de vendre leurs livres peu à peu pour subsister.
Ainsi il semble qu’on devrait tolérer, comme on fait jusqu’à présent, les étalages, tant en faveur de ces pauvres gens, qui sont dans une extrême misère, qu’en considération des gens de Lettres, pour lesquels on a toujours eu beaucoup d’égards en France, et qui au moyen des défenses qu’on a faites n’ont plus les occasions de trouver de bons livres à bon marché. »
Signé BALUZE, 1697.
Ce petit article est extrait du Bulletin du Bouquiniste de Auguste Aubry, 207è numéro, année 1865. Section variétés bibliographiques. Pages 395 à 397.
Toute ressemblance avec des faits, des situations ou des personnages réels ayant existés ou existant de nos jours, serait purement fortuite… mais tout de même… qui ne fera pas le méchant parallèle entre le nouveau monstre Internet et … ??
En tous les cas, pour moi, ce texte et son rédacteur, avec les trois siècles qui nous séparent, sont l’expression d’un profond respect et d’un humanisme rassurant pour l’humanité.
Merci Monsieur Baluze.
(1) Étienne Baluze, historiographe, né à Tulle le 24 novembre 1630, mort à Paris le 20 juillet 1718. Après des études au collège des Jésuites de sa ville natale, il part à Toulouse où il est admis au collège saint Martial, qui avait été fondé en septembre 1359 par le pape Innocent VI. Il y poursuit des études de droit, et s'insère rapidement dans les cercles savants de la ville. En 1652, il publie à Toulouse son premier ouvrage, Antifrizonius, où il critique méticuleusement l'ouvrage de Pierre Frizon, Gallia purpurata (Paris, 1638, qui était une histoire des cardinaux français. En 1656, il devient le secrétaire de l'archevêque de Toulouse, Pierre de Marca, et s'installe à Paris. En 1665, il soutient à la Sorbonne neuf thèses de droit canonique pour l'obtention du bacalauréat; il est désormais docteur en droit canon. En 1667, il devient bibliothécaire de Colbert, qui lui fait obtenir une "gratification" royale de 1200 livres par an. En 1689, il devient professeur de droit canon au Collège de France. Ayant inséré dans son Histoire de la maison d'Auvergne quelques passages qui tendaient à prouver que la maison d'Auvergne à laquelle appartenait le cardinal de Bouillon, descendait des anciens ducs d'Aquitaine et comptait ainsi parmi les plus anciennes familles aristocratiques françaises, Louis XIV l'exila de Paris (1710) ; il ne put y revenir qu'en 1713. (Source Wikipedia).
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