Comme toutes les semaines, je vous propose un portrait de bibliophile, voici celui, très beau, de Raphael.
Pourriez-vous nous parler un peu de vous et de votre bibliothèque?
Ma bibliothèque est à mi-chemin entre le grenier Dogon et le " bocal de l’huître rêveuse ". C’est une petite pièce dont la fenêtre est voilée pour ne laisser passer qu’un jour soigneusement dosé. Je la partage avec un Anthurium tordu à force de chercher la lumière et qui proteste à grand renfort d’inflorescences rouges. Aux murs, des tableaux, dont quelques un sont le livre comme thème. La bibliothèque en elle-même est constituée de vitrines au verre fumé et de placards clos qui concentrent les arômes. Laplace pour les livres que je souhaite protéger est limitée et oblige à bien mûrir les choix d’autant plus que, pour l’instant, tout livre entré n’est jamais ressorti…
Une partie de la bibliothèque reprend celle d’un grand-père bibliophile,collectionneur d’ouvrages scientifiques (chimie, alchimie, biologie..), une seconde partie a cueilli sur une branche différente des livres de littérature et de poésie de l’entre-deux guerres, pour la plupart dédicacés(Cendrars, Carco, les époux Goll, Max Jacob)
J’y ai saupoudré " de la cendre latine et de la poussière grecque " dans des éditions du 16e au 18e,en reliures qui me plaisent et/ou illustrées et/ou savamment annotées. Leséditions de tous les jours sont à part, entassées dans une joyeuse promiscuité où Saint-Augustin se frotte à Catherine Millet. Le regard y est autre, la manipulation aussi : les coins sont cornés, les dos cassés, les pages de garde noircies de notes pour pouvoir retrouver rapidement les passages qui ont plu. Ici, sont aussi rangés les catalogues de libraires.
Depuis quand la passion de la bibliophilie s'est-elle emparée de vous?
Probablement le jour où, vers 17 ans, je suis tombé chez un brocanteur sur un exemplaire de l’Etymologicon linguae latinae du savant hollandais GJ Vossius un petit in-folio de 1664 (Jean Grégoire, Lyon) recouvert de basane au dos à nerfs orné. Sa grande marque d’imprimeur m’avait frappé de même que l’ex-libris manuscrit d’un curé de Moustiers. C’était exhumer le témoin précieux d’un siècle à perruques et alexandrins. Mes parents me l’ont offert, c’était mon premier livre ancien. Je l’ai toujours, avec ses coins émoussés, ses mors fendus, ses coupes râpées et son parfum resté intact. Le constant voisinage avec des livres de tous âges qui ont conflué de chaque famille a fait le reste.
Quels sont vos domaines de prédilection, ou votre approche est-elle éclectique et vous fonctionnez au coup de coeur?
Je procède par accès monomaniaque généralement autour d’un coup de cœur. Le plus souvent la trouvaille d’un livre s’accompagne immédiatement de la recherche exhaustive de la documentation pour l’éclairer, et, si elle existe, de celle de son double moderne pour en faire la lecture puis, pendant un temps, d’ouvrages du même type. Ma bibliothèque manifeste une préférence pour le XVIe siècle mais ne s’impose pas de limites chronologiques ; elle accueille aussi bien et des cartonnages gaufrés Napoléon III de chez Mame et des reliures de la Belle Epoque si elles sont très originales aussi bien que des Curiosa bricolés maison des années 20 ou des manuscrits exotiques.
Où achetez vous vos livres.? Internet, salons, libraires?
Les sources ont naturellement évolué avec le temps. Comme vous le soulignez, Internet a révolutionné l’accès aux livres. J’achète peu dans les salons, où les livres y sont soit très beaux mais trop chers, soit de qualité mitigée,par force, car destinés à être manipulés en permanence et exposés aux aléasde la météo. Cependant, j’aime m’y promener pour l’aspect documentaire.
Je trouve sur eBay, environ tous les six mois, un livre qui me satisfait vraiment. Sinon, je fréquente les librairies en ligne pour trouver très rapidement un livre, le plus souvent d’intérêt bibliographique pour documenter un achat précédent. Internet m’a permis d’acheter également chez des libraires étrangers (USA, Italie, Hollande-attention parfois aux taxesdouanières à l’arrivée!). Sinon, j’aime aussi beaucoup fréquenter les librairies qui nous laissent musarder dans leurs rayons en toute liberté. Ce temps à part est particulièrement agréable. On peut en profiter aussi pour nouer connaissance avec une littérature maintenant un peu en retrait comme celle de Victor Margueritte (les années folles un peu cochonnes, en étan tréducteur), de Dorgelès (lire le Château des brouillards après les Croix de bois) et d’autres encore, dans des reliures d’amateurs convenables (avec dela chance en EO), entre 15 et 30 euros.
On peut puiser aussi dans les volumes de la collection illustrée de la Modern-Bibliothèque de chez Fayart (j’y ai découvert par exemple le roman " L’inconnu " de Paul Hervieu, ami d’Octave Mirbeau) où il y a de bons illustrateurs, comme Hermann-Paul. Peut-être un bon début de collection sans se ruiner si on aime la littérature et les livres. Au total, la proportion Internet/Librairies s’établit aux environs de 60/40.
Quel est le ou les livres qui vous font rêver? Et les livres que vouspossédez déjà et qui vous sont particulièrement chers?
Absolument sans hésiter, les intouchables livres de la bibliothèque Pillone.Je me suis rabattu sur les catalogues que Pierre Berès leur a consacré et qui ont le droit de cité dans mes meilleurs casiers.Sélectionner ses livres préférés est une rude épreuve. Ils ont tous leur histoire qui compte autant, sinon plus, que leur valeur marchande. Celui-ci (Histoire des Insectes de Jean Goedart, 1700, Pierre Mortier, Amsterdam) avec ses planches coloriées est un cadeau d’anniversaire, cet autre (un Pierre Louÿs dédicacé) a sauvé par son achat chez un jeune libraire sympathique une journée un peu morne, cestuy-là rappelle un rude duel nocturne sur le Web (Euripidis Tragoedia octodecim, Pieter Braubach,Francfort, sd (ca 1558) en peau de truie estampée), cet autre (Métamorphoses d’Ovide, 1534, Heirich Petri, Bâle, également en reliure allemande) commenté par Glareanus, du premier cercle des amis d’Erasme, concentre bizarrement à mes yeux toute sa valeur dans la puissance d’évocation de l’humaniste.
L’Atalanta Fugiens de Michel Maier (1518, H. Gallerus, Oppenheim), avec les gravures de de Bry, dans son vélin d’origine, joue toujours ses petitesfugues (reconstituées, on peut les entendre sur le Web) pour mon aïeul qui était si attaché à ses livres. Ce petit incunable-là, un Térence de 1483(Baptista de tortis, Venise) acheté à Turin, avec ses marginalia et ses petits dessins en marge d’écoliers polissons, a peut-être croisé Carpaccio ;cet autre enfin, un " rameau " de la plus belle veine (mal acheté, malrestauré) impose sa vue douloureuse comme le port d’un cilice.
Vous savez que les lecteurs du blog aiment les histoires, auriez-vous une anecdote à nous raconter, sur une trouvaille, un livre, autre chose quitouche à la bibliophilie ?
Je suis très attaché à un exemplaire relié de l’EO du Poète assassiné de Guillaume Apollinaire (1916, L’édition, Paris) avec sa couverture conservée qui représente un cavalier blessé à la tête. Cet exemplaire est dédicacé au crayon très simplement " A monsieur B…, très cordialement, Guillaume Apollinaire ". Il se trouve que ce Monsieur B.. était critique littéraire et avait été invité par le poète à la première de sa fameuse pièce " les Mamelles de Tirésias ". Non seulement, Monsieur B…en avait conservé dans cet exemplaire le –je pense, assez rare- carton d’invitation monogrammé au crayon rouge " G.A " mais avait inséré également la coupure de journal contenant l’article qu’il avait écrit à la mort d’Apollinaire (9/11/1918).Entre deux lignes d’hommage, on apprend la petite histoire de cet exemplaire: " Ce fut par un samedi d’hiver ; un ciel bas et morose était suspendu sur les frileux parisiens. Cendrars me dit " Allons chez Apollinaire, je vaisvous présenter "…Aussi quittâmes-nous la Boule d’or pour aller au numéro 204du boulevard St-Germain, au dernier étage, rompre le silence et le recueillement où s’était réfugié le poète. …Apollinaire nous montra sa "librairie ", une vaste bibliothèque au fond de l’appartement aux pièces sombres. Nous y vîmes de curieux ouvrages anciens…L’auteur des Mamelles nous offrit son Poète Assassiné avec une dédicace au crayon… Puis ce fut par pneumatique l’invitation à la fameuse représentation des Mamelles deTiresias, au concert Maubel".
Enfin, vous êtes un visiteur fidèle du blog... qu'en attendez-vous?
Qu’il me confirme dans l’idée, comme il le fait souvent, qu’on apprend sansfin, et qu’il continue à confronter les regards différents que nous avons les uns et les autres sur les livres qui nous sont chers. Qu’il vive longtemps !
Merci Raphael!
H
Quelques photos :Le Parnasse des Dames, sd (vers 1830) chez L. Janet, Paris.Euripidis Tragoedia, ca. 1558, P. Braubach, Francfort.Ovidius, De Tristibus, 1511, Venise, Ioannes de Cereto de Tridino, aliasTacuinusPsaumes de David, Manuscrit éthiopien, début XXe, (deux prêtres et laTrinité).
3 commentaires:
Superbe portrait! Et magnifique le premier livre. En quoi est-faite la couverture?
Bonjour Philippe,
Ce charmant ouvrage pour demoiselles est en fait de trés petite taille, 10 x 6 cm. Les deux plats sont sous verre serti de papier doré et gaufré.
Il s’agit d’un recueil de poésie orné de 6 gravures auquel a été ajouté ici le dessin original de l’une d’entre elles. L’ex-libris gravé par Jouas est au nom de Beauvillain qui était un collectionneur de ce type d’ouvrages.
Un exemplaire à la reliure très proche, l’Almanach des Demoiselles, toujours de chez L. Janet est visible sur le site " Bookbinding " de la British Library .
http://www.bl.uk/catalogues/bookbindings/descsimp2.asp
(mots-clés : binder=Janet ; Country=France, cochez19e)
Raphael
Bonjour Raphaël,
Je ne connaissais pas l'expression " bocal de l’huître rêveuse ", elle me plaît bien. Je la retiendrai, d'où vient-elle ?
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