Amis Bibliophiles bonjour,
La bibliophilie rend intelligent, j'en suis convaincu (sourire) et cette conviction se renforce a chaque fois que je me livre à une petite étude bibliographique sur un de mes ouvrages. Avec Ugo, cela fonctionne aussi et je me suis plus intelligent après avoir lu la petite enquête/étude qu'il nous propose aujourd'hui. Je lui cède la parole, ainsi qu'à Emmanuel Clapasson,
Doctorant en histoire de l'art, période médiévale à l'
Université de Genève.
"Olivier s'interrogeait récemment ici sur l'origine de son manuscrit de Beaugency...
Un chartiste vous dirait immédiatement la nature et la provenance de ce texte.
Comment ça marche ?
Partant du principe qu'il y a unité d'écriture et d'ornements suivant l'époque (on n'écrit pas de la même manière au XII°, XII° et XIV°), la localisation (on ne calligraphie pas de la même manière à Paris, Mayence et Venise) et la nature du texte (on ne construit pas de la même manière un Bréviaire, un Psautier et un Évangéliaire); le paléographe est comme un marin qui cherche à déterminer sa position en fonction de la cote qui lui fait face. A partir des amers qu'il reconnaît, il lui suffit d'effectuer une triangulation à la règle de Kraft pour se situer sur la carte.
Les amers du paléographe peuvent être la forme des lettres courantes, la manière des initiales, l'utilisation des couleurs, la nature du décor, &c. Seule la comparaison avec des éléments déjà référencés permettant d'aboutir à la conclusion (encore faut-il savoir ou chercher...).
Je n'ai pas d'exemple à vous donner d'analyse sur un texte brut comme celui des 2 feuillets (Olivier, il va de soi qu'il s'agit de 2 feuillets et non d'un seul, la troisième colonne est impossible à imaginer car ou placerait-on la glose et les commentaires la concernant ? Et comme le dit Vincent quel serait le format... oblong ?), je vous livre une analyse que j'ai commandé (chacun son job) à un universitaire de mes amis, sur une très grande lettrine ornée qui sera vendue le 9 décembre dans la succession Garnier. Personnellement, je suis toujours déconcerté par l'apparente facilité de ce genre de travail comme par la quantité et la qualité des informations délivrées au passage.
Saint Ambroise de Milan
« Initiale S historiée »
AUTEUR.- Maître des Vitae Imperatorum.
L’activité du Maître des Vitae Imperatorum fut reconstituée pour la première fois en 1912 par Pietro Toesca, qui donna à l’enlumineur son nom de commodité d’après les miniatures du manuscrit contenant les Vitae Imperatorum de Suétone, conservé à la Bibliothèque nationale de France sous la cote ms. Italien 131.
Copié en 1431 pour le compte de Filippo Maria Visconti, duc de Milan (r. 1412-1447), l’ouvrage servit de base de comparaison aux historiens et permit d’attribuer au même artiste bon nombre de manuscrits décorés pour le duc et sa cour entre 1430 et 1450, confirmant pour le coup son rôle prééminent de miniaturiste à Milan durant ces mêmes années. Parmi les plus célèbres nous ne citerons que le Bréviaire de Marie de Savoie, seconde épouse de Filippo Maria Visconti, conservé à la Bibliothèque municipale de Chambéry (ms. 4), les enluminures de l’exceptionnelle copie de la Divine Comédie de Dante, conservée à la Bibliothèque nationale de France (BnF, ms. Italien 2017) ou encore l’antiphonaire ambrosien en deux volumes conservé à la bibliothèque capitulaire de la cathédrale San Lorenzo de Voghera (Codici nn. 1-2). Si depuis Toesca les spécialistes ont réattribué une infime partie du corpus du Maître des Vitae Imperatorum au Maître Olivétain (Maestro Olivetano), tous s’accordent néanmoins à dire que les fortes ressemblances entre les deux artistes impliquent de considérer avec précaution ces nouvelles attributions. Cette très grande proximité entre les deux personnalités étaye en outre l’hypothèse de l’existence d’un important scriptorium au service des Visconti durant le règne de Filippo Maria, où différents artistes auraient ainsi collaboré suivant un style commun.
ATTRIBUTION.- Malgré l’absence de toute indication spécifique, l’attribution de la présente initiale historiée à la main-même du Maître des Vitae Imperatorum ne fait pourtant aucun doute. Tout d’abord au niveau de la composition de l’enluminure, où divers indices indiquent que celle-ci sort effectivement directement de l’atelier du maître lombard, puis au niveau du modèle figuratif dont la qualité d’exécution, le style et la manière rattachent sa réalisation à l’artiste lui-même.
Ainsi, malgré la découpe malheureuse de l’initiale, dont le grand format, l’iconographie et l’extrême finesse de réalisation ont probablement participé à sa transformation en petit tableau de dévotion, on devine qu’à l’origine l’initiale était inscrite dans un carré aux quatre côtés incurvés dont les écoinçons étaient dorés à l’or bruni. Or, la plupart des initiales historiées attribuées au maître milanais sont de composition identique (cf. BnF, ms. Italien 131, ms. Latin 760, etc.). De plus, le fond bleu soutenu sur lequel se détache la figure de saint Ambroise, ici parsemé de fleurs blanches et rouges, est également une des habitudes caractéristiques du miniaturiste suivant un modèle qu’il conservera tout au long de sa carrière. En ce qui concerne l’initiale S elle-même, une simple comparaison avec l’initiale S du folio 29 verso du ms. Italien 131 de Paris, permet de constater, hormis la couleur, une parfaite similarité d’exécution. On y retrouve exactement les mêmes détails : un décor en collier de perles, avec sur l’extérieur du S une bande épaisse de couleur plus soutenue et à l’intérieur du S un double trait, de la même couleur, courant le long des perles. On constate également, malgré le découpage du parchemin, que les extrémités des S se terminent de la même façon que pour les initiales des Vitae Imperatorum, à savoir par l’apparition d’un motif végétal de couleur vive aux deux extrémités, agrémenté pour la pointe inférieure du S, d’un double trait concave terminant la lettre en « pointe de flèche » tout en la séparant de la naissance de la forme végétale.
Outre le style vigoureux et linéaire du maître, la comparaison de ces deux initiales historiées permet de la même façon de mettre en évidence une grande similarité des types physionomiques entre l’empereur Claude du ms. Italien 131 et saint Ambroise.
Cette proximité des figures apparaît encore plus flagrante lorsque que l’on compare la figure de saint Ambroise avec celle d’un saint évêque inscrit dans une initiale de l’antiphonaire de Voghera (Codici nn. 1-2).
Les traits des deux saints sont quasiment identiques : mêmes regards en coin, mêmes lèvres charnus, mêmes pommettes hautes et saillantes, mêmes sourcils, mêmes moustaches, même positionnement des cheveux sous la mitre.
D’ailleurs, les rapprochements entre les deux vignettes ne s’arrêtent pas là. On pourrait également relever la même façon amusante d’ovaliser les nimbes des deux saints évêques pour y inclure leur mitre, les mêmes crosses, la même façon de faire les plis en boucle des manteaux, les mêmes coloris rouge et vert, la même façon de faire les ombres en utilisant des couleurs plus claires, les mêmes mains gantées, etc.
La réalisation de ces deux enluminures par un seul et même artiste est évidente, permettant de facto de confirmer l’attribution du saint Ambroise au Maître des Vitae Imperatorum.
PERIODE DE REALISATION.- Années 1430.
Les très grandes similarités d’exécution du présent fragment avec l’initiale S du folio 29v du manuscrit de la BnF (Ms. Italien 131) laisseraient penser à une réalisation chronologiquement très proche. Or, le manuscrit de Paris est daté avec précision en 1431. L’antiphonaire de Voghera a été quant à lui daté, d’après comparaison avec d’autres travaux du maître milanais, aux années 1430. Il est donc raisonnable de placer le fragment dans cette fourchette.
LIEU DE REALISATION.- Italie, Milan.
PRESENTATION DU CONTENU.- La présence au verso du fragment de portées de très grandes dimensions, notées en grégorien, reconnaissable à sa notation carrée, avec en dessous les paroles du chant, indique que l’enluminure fut découpée dans un antiphonaire ou un graduel. En effet, ces ouvrages liturgiques contenant les chants notés de l’office, étaient d’assez grande taille et écrits en gros caractères car utilisés par les religieux qui se groupaient autour. Etant donné son origine milanaise et la présence de saint Ambroise en bonne place dans une enluminure de grand gabarit, il paraît probable que la miniature ait été extraite d’un antiphonaire ambrosien, c’est-à-dire d’un antiphonaire qui suivait la tradition liturgique propre au diocèse de Milan, dont on attribue traditionnellement l’origine à saint Ambroise. Ce dernier est en outre également considéré comme l’inventeur des premiers hymnes latins en vers et comme le responsable de l’introduction des antiphonaires dans la liturgie latine.
L’hypothèse d’un antiphonaire est renforcée par l’existence de l’antiphonaire de Voghera, dont la réalisation par le Maître des Vitae Imperatorum indique que lui et son atelier réalisaient ce type de manuscrits liturgiques.
La taille de l’écriture étant trop importante, seules quelques portions de mots du chant sont lisibles, mais ne permettent pas de situer l’hymne.
Néanmoins, compte tenu de la présence de saint Ambroise inscrit dans l’initiale S et par comparaison avec l’antiphonaire de Voghera, il est probable qu’il s’agisse de l’initiale S de « (S)ancti spiritus templum columpna fidelis doctor egregius », répons de la fête de saint Ambroise évêque (4 avril).
ICONOGRAPHIE.- Saint Ambroise de Milan. Un des quatre grands Docteurs de l’Eglise latine. Né à Trèves vers 340, il fut élu évêque de Milan en 374. Il est représenté en évêque avec la crosse et la mitre ainsi que certains attributs individuels empruntés à sa légende : une ruche, un enfant au berceau, des ossements ou, comme ici, un fouet à trois lanières. C’est armé de ce fouet qu’il aurait, selon la tradition, aidé les Milanais à mettre leurs ennemis en déroute. Le fouet serait aussi le symbole, selon une autre interprétation, de l’expulsion des Ariens d’Italie.
SUPPORT, DESCRIPTION MATERIELLE, DIMENSIONS.- Parchemin.- Fragment.- 128 x 117 mm.- écriture gothique.- 12 lignes.- Réglure.-
HISTORIQUE ET MODALITES D’ENTRÉE.- (1) Réalisé probablement pour une église lombarde ou du diocèse de Milan.- (2) Collection A. Hachette Vente du 16 décembre 1953. - (3) [Collection Pierre-Auguste Garnier Vente Millon SVV du 9 décembre 2010].
BIBLIOGRAPHIE.- Pietro TOESCA, La pittura e la miniature nella Lombardia dai più antichi monumenti alla metà del Quattrocento, Milan, 1912, pp. 528-532 (2ème édition, Turin, 1987, pp. 219-220).- Luisa TOGNOLI BARDIN, Arte in Lombardia tra Gotico e Rinascimento, catalogue d’exposition, Palazzo Reale, Milan, 1988, pp. 122-125.- Anna MELOGRANI, « Appunti di miniature lombarda. Ricerche sul ‘Maestro delle Vitae Imperatorum’ », in Storia dell’arte, 70, 1990, pp. 273-314.- Anna MELOGRANI, « I corali quattrocenteschi della Collegiata di S. Lorenzo a Voghera », in Storia dell’arte, 75, 1992, pp. 117-164.- Fabrizio LOLLINI, « Maestro delle Vitae Imperatorum », in Dizionario biografico dei miniatori italiani : secoli IX – XVI / A cura di Milvia BOLLATI, Milan, 2004, pp. 587-588.-
Emmanuel Clapasson
Doctorant en histoire de l'art, période médiévale
Université de Genève"
Magistral.
Hugues
4 commentaires:
C.Q.F.D.
Evidemment, belle démonstration. Pas l'ombre du moindre doute ne plane sur cette analyse d'expert, à donner le mal de mer à nous'ot pauvres amateurs.
C'est ballot, moi qui passe ma vie professionnelle au milieu de doctorants pas un qui me soit du moindre secours (en la matière).
Olivier
et certains doutent... vive l'Université !
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