Amis Bibliophiles bonjour,
30 Janvier 1998, Sotheby's, New York. Peter Silverman est dans la salle. Il n'est pas là pour enchérir sur un livre, mais pour tenter d'acquérir un dessin qu'il a repéré dans le catalogue de la vente. Silverman s'est fait une spécialité de retrouver des oeuvres mal cataloguées, et on lui doit notamment la redécouverte de trois Van Dyck et d'un Raphaël. Dans le catalogue Sotheby's, le dessin est décrit comme un portrait allemand du XIXe, peint sur vélin puis collé sur un panneau de chêne. Silverman cesse d'enchérir à 17 000 dollars, l'oeuvre est adjugée 19 000 dollars.
En 2007, neuf ans plus tard, incroyable coïncidence, il croise à nouveau le dessin chez une célèbre marchande d'art de New York, Kate Ganz. Cette fois-ci pas d'enchères et Peter Silverman achète le dessin. Commence alors une incroyable enquête que Silverman va mener pour confirmer son intuition: selon lui, le dessin n'est ni allemand, ni du XIXe, mais daterait plutôt de la Renaissance italienne et pourrait par exemple être attribué à Ghirlandaio.
Le dessin est présenté à de nombreux experts puis confié au laboratoire indépendant parisien Lumière Technology, dont les travaux font apparaître de nombreux éléments troublants: on reconnaît la patte d'un gaucher sur les clichés en haute définition, la datation au carbone 14 révèle que le vélin sur lequel est dessiné le portrait a été fabriqué au XVIe siècle, la coiffe de la jeune fille semble être une coiffe à la mode à la cour de Ludovic Sforza (une "coazzone"), des similitudes avec La Dame à l'Hermine, portrait peint par De Vinci, apparaissent sur les images multi-spectrales mais aussi, et c'est le plus passionnant pour les bibliophiles, les photos permettent d'identifier trois trous d'aiguille et des entailles dans le bord gauche du dessin.
Plutôt que de continuer la bataille d'experts qui fait rage, Silverman décide d'explorer cette dernière piste. On sait en effet que des recueils très raffinés étaient produits à la cour des Sforza, à la gloire du duc et de ses proches: les Sforziades. Parmi les quatre répertoriés, l'un fût réalisé à l'occasion du mariage de l'une des filles du duc Ludovic Sforza, Bianca. Les experts du laboratoire français partent donc pour la Pologne et la bibliothèque nationale de Varsovie pour le consulter. Leur intuition est rapidement confirmée: des feuillets du recueil ont effectivement disparus et les trois trous d'aiguille du portrait se superposent à ceux de la reliure du recueil conservé à Varsovie. Le portrait provient donc bien de cette Sforziade, il est bien du XVIe siècle. Il constituait apparemment frontispice du recueil, avant d'être découpé puis collé sur un panneau de chêne.
Vinci était gaucher, ce qui n'est pas le cas des élèves de son atelier, Vinci a connu la jolie Bianca, qui fût mariée à 13 ans, en 1496, Vinci est l'un des protégés des Sforza, dont il peindra le plafond du chateau en 1498 par exemple.
Aujourd'hui la présomption que le recueil ait été réalisé par le maître est forte, que le dessin ait été inclus au frontispice de cette Sforzade à l'occasion du mariage de Bianca. C'est en tout cas ce que les experts considèrent désormais, donnant au portrait une valeur désormais inestimable.... même si le consensus n'est pas encore établi, selon certains pour ménager la réputation des experts de Sotheby's.
Pour la petite histoire, la vendeuse qui avait confié le portrait à Sotheby's a attaqué la maison de ventes pour négligence, avant qu'un accord amiable et secret ne soit trouvé entre les deux parties.
Une belle histoire, aux frontières extrêmes de la bibliophilie mais qui encourage définitivement à regarder les coutures et les reliures différemment. Et si je regardais d'un peu plus près mon portrait de Baïf peint par Tabourot? :)
H