Amis Bibliophile bonjour,
Une question revient toujours quand je présente ma bibliothèque de livres anciens : « Pourquoi diable collectionner les sciences occultes ? ». S’engage alors un véritable parcours du combattant. Pour ma part, j’aime procéder avec méthode. Je commence par expliquer « pourquoi collectionner ». Ensuite, « pourquoi les livres anciens ». Enfin, « pourquoi les sciences occultes ». A moins d’être passablement ivre, l’interlocuteur se lasse très vite. C’est pourquoi je finis toujours par me limiter à montrer gravures choisies et reliures remarquables. L’expérience le confirme, tout ceci est peu convaincant. Mes amis non bibliophiles seraient-ils donc aveugles pour ne pas voir ces trésors comme je les vois ?
Il me semblait alors, tout simplement, ne pas aller à l’essentiel. Mes amis, entendez-moi bien : j’aime, comme vous, présenter un beau livre, en parler avec érudition, et cela devrait suffire. Mais voilà, l’expérience le prouve : la raison, ici, n’a que peu de place.
Je suis assez tenté de postuler qu’en bibliophilie, il n’est pas satisfaisant de répondre « parce que » à la question « pourquoi ». Il ne suffit pas d’exhiber fièrement un livre. J’entends encore les batailles de bibliophiles démontrant la supériorité de leur collection, et donc, de leur personne. Rien n’est moins convaincant que d’imposer à autrui ses propres convictions. Agir aussi légèrement parlant d’un livre, c’est oublier qu’il fut ardemment désiré, quel que soit son prix.
Ce qui nous lie, chers amis, est une moelle plus éthérée que le livre, bien que riche ou pauvre, homme et femme de goût ou peu raffiné, érudit ou ignorant. Ne voyez-vous donc pas la véritable nature des livres ?
Faisons cette expérience ensemble de vous présenter un livre sans donner le titre, sans décrire sa reliure ni montrer ses gravures. J’ai choisi celui-ci, mais j’aurais tout aussi bien pu prendre celui-là.
Il y a fort longtemps, j’avais à peine vingt ans, mes yeux s’étaient posés sur une reproduction médiocre de la page de titre, trop petite comparée à la véritable. Quel étrange spectacle débordant de vie. Des personnages animaient les mots et les chiffres de la première page. Les feuillets suivants, comme souvent dans ces matières, contaient un grand mystère. Il en existait plusieurs éditions, mais la plus belle, la plus rare, était l’originale que l’on ne voit jamais. Les bibliographies la mentionnent sans vraiment l’avoir vue, les uns recopiant sans scrupule les erreurs des autres. J’avais accumulé par la suite de nombreux catalogues anciens spécialisés dans l’espoir d’en retrouver quelque part la trace, et pourquoi pas, en pister un exemplaire. Tout un été, je mettais en fiche des milliers de livres décrits dans ces catalogues et créais un index à l’encre de chine. J’aimais assez l’idée d’avoir sous la main une documentation unique de catalogues reliés et facilement consultables. Mais nulle part je n’en trouvais un. Chez les libraires, on me faisait les yeux ronds. Sans perdre espoir, les poches vides, je cherchais tout de même, inlassablement, écartant d’un revers le fait que de toute manière, à supposer que le miracle se produise, je ne pourrais malheureusement me l’offrir.
Une quinzaine d’années passent. Je suis à Paris pour quelques jours et comme souvent je me promène dans le quartier de l’Odéon. Il y a cette librairie dans laquelle j’ose à peine rentrer. Je passe finalement le seuil l’air tout à fait à mon aise. Après avoir observé quelques livres, je me lance : « Et avez-vous ce livre que je cherche ? ». « Monsieur, me répond le libraire, j’ai ce livre. » Quinze ans viennent de s’effacer en une seconde. « Puis-je le voir ? » « Malheureusement, il est à la restauration. Si vous le souhaitez, dans trois mois, je vous le montrerai ». Je rentre chez moi, excité et triste tout à la fois, car sans doute le livre finira dans les mains d’un autre.
Quelques jours plus tard me reviennent les mots de mon grand-père qui m’avait jadis questionné sur ma passion. Il ne la comprenait pas vraiment mais il était intrigué par la flamme : « si un jour tu as besoin, m’avait-il dit, vraiment besoin, demande-moi ». Trois mois plus tard il m’accompagnait. Je me souviens cet été fabuleux à ses côtés. Paris était resplendissante sous le soleil, et nous entrions tous deux dans la librairie. On me confiait d’abord le livre tant désiré. Il était encore plus beau que l’image idéalisée de mon esprit. Je crois pouvoir dire qu’un frisson m’avait envahi. Je tournais chaque page avec délectation sous l’œil attentif du libraire. Puis après avoir inspecté le plus petit grain de la reliure, je le tendais à mon grand-père. Si je me souviens bien, il ne s’est pas attardé, le manipulant par courtoisie et se fiant à mon jugement. Une heure plus tard, nous ressortions à la lumière du soleil, et j’avais avec moi, soigneusement empaqueté, mon livre.
Le livre n’est pas l’assemblage élégant du papier et du cuir. Le livre est un idéal fait de fantasmes, de promesses, de déceptions, de souffrances, et parfois d’incommensurables bonheurs.
Le livre n’existe pas. Il a existé. Et nos bibliothèques, mes chers amis, sur les rayonnages desquelles nous déposons chaque fois un peu de cet idéal vécu, qu’en reste-t-il sinon une douce nostalgie ?
Frédérick