Amis Bibliophiles bonjour,
Si les murs pouvaient parler, ils nous diraient ce qu’ils ont surpris des intuitions de Stanislas de Guaita dans son petit rez-de-chaussée de l’avenue Trudaine. Le Maître y avait réuni la plus extraordinaire collection de livres occultes. Cette bibliothèque étrange renfermait des secrets que les hommes avaient arrachés au cours des âges. Le voile levé, ces chercheurs de l’ombre avaient scellé leurs découvertes en des ouvrages d’alchimie, de kabbale ou de magie ; si le secret était trop brûlant, avec patience ils avaient inscrit sur parchemin l’impénétrable révélation, parfois enluminée de graves et mystérieuses miniatures.
L’émergence des sciences positives relégua ces trésors de l’intuition humaine au fond des placards, taxés d’erreur et définitivement oubliés.
En se promenant sur les quais, Stanislas de Guaita trouvait parfois ces livres devenus rares et recherchés par quelque hiérophante comme lui, las de la rigidité et du manque de saveur de la démarche scientifique. Lorsqu’il en trouvait un, il le collationnait soigneusement, et selon les critères du bibliophile exigeant, pouvait l’acheter fort cher si l’exemplaire était de qualité. A la joie de la découverte de l’ouvrage tant désiré s’ajoutait celle de l’étude, car contrairement à la grande majorité des collectionneurs, Guaita lisait ses livres avec toute la méthode et l’ordre du chercheur, se plongeant de longues heures dans le dédale de symboles oubliés. Tous ces livres, en perdant leur sens, avaient conservé leur âme, laissant au Maître le fil d’Ariane qui le conduirait à « la clef de l’Absolu ». C’est auréolé de cette énigme que Stanislas de Guaita s’offre à nous, liant notre quête biographique à l’étude de son extraordinaire bibliothèque. (1)
Un parfum de mystère se dégage de cette bibliothèque, et plus encore une sensation mêlant incertitude et incomplétude. Pourtant, la bibliothèque nous est parfaitement connue, grâce au fameux catalogue édité par Dorbon et dont les 2227 ouvrages mentionnées sont décrits avec rigueur ; cela n’est cependant qu’une constatation limitée au seul critère du contenant, et ne tient pas compte de l’intérêt du contenu des livres, qui lui, reste tout à fait incompréhensible aux yeux du non-initié. Mystérieuse donc, parce que les connaissances renfermées dans un ensemble aussi important ne peuvent être embrassées qu’à la condition d’y avoir aisément accès. Ce ne sont malheureusement pas les bibliothèques publiques, dont la vocation n’est pas d’être spécialisées, qui peuvent permettre une mise à disposition, dans son ensemble, et sans restriction de temps, un si grand nombre de volumes. (2)
L’incomplétude, quant à elle, s’imposa d’elle-même au fur et à mesure de nos recherches. Il est certain que Guaita n’a pas créé sa bibliothèque en y apportant jour après jour chacun des 2235 ouvrages (3) formant sa bibliothèque; non, elle renferma d’autres livres, que nous pouvons classer en deux catégories : ceux dont il se sépara pour pouvoir en acheter de nouveaux, plus précieux ou plus importants pour ses études, c’est la fluctuation qui caractérise la collection progressive de l’amateur qui évolue ; et ceux dont nous ignorons pour quelle raison ils n’apparaissent pas dans le catalogue Dorbon. Insaisissable pour la seconde fois, cette bibliothèque, parce que tous les livres ne figurent pas sur la photographie que nous connaissons. Nous verrons plus loin dans quelle mesure on peut s’interroger sur des manques manifestes.
La bibliothèque fut mise en vente par le libraire Dorbon en décembre 1898, février, avril, et juin 1899. Quatre fascicules (4) furent imprimés pour l’occasion et envoyés aux clients de la librairie de la rue de la Seine, dispersant définitivement tous les ouvrages que Guaita avait mis près de treize ans à réunir. Albert de Pouvourville, alias Matgioi en littérature ésotérique, écrit :
« Nous n’avons pas à rappeler, si ce n’est pour commémorer la tristesse profonde avec laquelle nous vîmes jadis échouer tous nos efforts, comment la bibliothèque parisienne de Guaita, soigneusement soulagée de tous les autographes, fut refusée péremptoirement aux offres, pourtant généreuses, des amis du mort, et dispersée par intermédiaire marchand entre mille amateurs particuliers ; et cela dans le but, nettement déclaré par les héritiers, d’enlever aux occultistes un précieux fond de travail. Quant à la bibliothèque lorraine, quant aux notes et manuscrits, ils devenaient la propriété normale et légale d’une famille, dont nous n’avons pas le droit de scruter les motifs, mais dont nous avons le droit de dire qu’elle se montra plus soucieuse de l’opinion des vivants que de la gloire du mort. » (5)
Ce témoignage fait état d’une bibliothèque lorraine dans laquelle Guaita entreposait une partie de ses livres ; l’appartement parisien n’a donc pas contenu la totalité des ouvrages. Nous pourrons distinguer un peu plus nettement chacune des deux entités, après avoir relaté les évènements qui se déroulèrent entre l’avenue Trudaine et Alteville, quelques mois seulement avant que la bibliothèque ne fût définitivement dispersée.
Les derniers instants de la bibliothèque:
La décision de se séparer de la bibliothèque ne fut pas prise sans quelques hésitations. Il est vrai que l’héritage paraissait à la famille bien encombrant, sinon sulfureux. Il convient cependant de nuancer les sentiments de la famille à l’égard de ce legs à propos duquel Guaita ne laissa aucune instruction. Nous venons de le voir, Matgioi n’a pas été très tendre avec la famille. Pourtant, Marie-Amélie de Guaita, n’avait pas décidé de vendre si hâtivement les livres de son fils. Wirth écrit (6) :
« En présentant mes hommages les plus respectueux à Madame de Guaita, veuillez lui dire que mon impression est qu’il n’y a rien à regretter dans la décision prise au sujet de la bibliothèque. »
La mère de Stanislas avait même entrepris la rénovation de la bibliothèque du château d’Alteville dans laquelle se trouvaient les « livres maudits », alors que son fils était en pleine agonie. Un dossier intitulé « nouvelle bibliothèque 1897-1898 » (7) contient les devis datés et les acomptes versés aux différents entrepreneurs. Le premier acompte fut versé le 23 juin 1897. Stanislas était au plus mal, alité au château et veillé par ses proches. Il est probable que Marie-Amélie avait décidé de faire plaisir à son fils. Elle le fit sûrement en espérant que l’idée même d’un nouveau cadre d’étude, ses « chères études », puisse lui redonner un peu de force, un peu d’espoir. Il n’était plus question de lui reprocher ses déviances.
La propre sœur de Guaita ne fut pas totalement hostile à ces études occultes si contraires à la foi catholique. Maurice Barrès nous en parle (8) :
« Je sais ce que ces études, ces sciences occultes (9) ont été pour l’ennoblissement moral de mon frère. »
Le beau-frère de Guaita, Pierre de Lallemand de Mont, ne réprouva pas non plus ses études occultes, puisqu’il lui offrit lui-même le plus précieux des cadeaux que l’on puisse faire à un collectionneur de livres anciens. Guaita écrit à Péladan (10) :
« Ma bibliothèque kabbalistique s’est considérablement augmentée, et je vous dresse la liste des plus curieux ouvrages, trésors intellectuels que j’aurai la joie de partager avec vous. 2 manuscrits, l’un du Juif Abraham, développé (16 dessins de Flamel) ; l’autre du Philosophe Selidonius, manuscrit unique en style et orthogr. de souffleur, 18 étonnants pantacles coloriés, XVIIème siècle, naïfs, on ne peut plus remarquables. Ce manuscrit (11), absolument au dessus de mes moyens (50 f.) m’a été donné au nouvel-an par mon beau-frère. »
Cependant, l’existence de la bibliothèque, en de telles circonstances, ne représentait plus qu’amertume et souvenir de l’enfant perdu, et dans l’urgence, l’abattement et la tristesse dictèrent de se débarrasser du fardeau. Il fut donc décidé de vendre.
Pierre de Lallemand de Mont (12) fut tout naturellement désigné pour s’acquitter de cette tâche, étant le dernier homme de la famille. Il contacta immédiatement Oswald Wirth, ancien secrétaire de Guaita, plus qualifié pour une telle entreprise, d’une part pour la vente proprement dite des livres, d’autre part pour l’inventaire qu’il convenait de rapidement dresser. La tâche qui lui échut supposait que P. de Mont fût régulièrement informé de l’avancée de son travail. Une correspondance (13) s’établit donc entre les deux hommes après que Wirth fut rentré à Paris. Très rapidement, au début du mois de février 1898, se manifesta le premier acquéreur potentiel, en la personne d’un certain Van Der.
Pierre de Mont reçut en effet, quelques jours auparavant, une offre de dix mille francs pour l’ensemble de la bibliothèque, mais jugeant probablement l’affaire trop floue, il chargea Wirth de se renseigner plus en profondeur sur ce client sorti de nulle part. Croyant servir sa cause en se réclamant du musée Guimet (14), Van Der avait offert un point de départ inespéré à la petite enquête qui s’imposait.
En effet, Wirth revenait de ce musée, où il y avait proposé des manuscrits arabes ramenés par son frère. On lui répondit que la caisse étant vide, c’est sous forme de don uniquement que le musée serait heureux de les recevoir. Comment Van Der aurait-il pu alors disposer de dix mille francs pour acheter la bibliothèque ?
Le 15 février, Wirth se rendit au 96 rue de la Fontaine avec l’intention de réclamer de sérieuses références, mais ne trouva que la concierge et laissa sa carte, puis au numéro 56 de cette même rue (15), sans résultat. C’est le 16 février que Van Der alla chez Wirth et lui dit être en relation avec le libraire Chamuel, certainement dans le but de donner un peu plus de crédit à sa candidature. La situation devint plus claire et les soupçons se confirmèrent à la Librairie du Merveilleux (16).
De la bouche même des employés de Chamuel, (celui-ci étant parti en voyage) Van Der ne faisait qu’un avec Elias Conrad, dont le vrai nom, raconte Wirth, était en fait Van Kerkov (17); dans ces identités diverses, ce personnage haut en couleur aux surnoms exotiques se révélait finalement n’être qu’un escroc, du moins un individu sans le sou. Wirth retrouva pourtant le fameux Van Kerkov un mois plus tard.
Il était assis dans les escaliers, et avait préparé à Wirth une histoire savoureuse. Il lui dit qu’en sa qualité de médium, il avait communiqué avec Stanislas de Guaita, et que celui-ci lui aurait promis de lui obtenir sa bibliothèque, afin qu’elle ne tombe pas entre les mains d’acheteurs profanes. Aussi surprenant que cela puisse paraître, Van Kerkov ne fut pas le seul à tenir des propos de ce genre. La frénésie qui s’installait alors alimentait les convoitises des amis mêmes du défunt, qui ne voulaient pas que la bibliothèque soit dispersée. Gérard Encausse (dit Papus) fut un de ceux-là, certainement surpris de la vente décidée par la famille. Il écrit juste après la mort de Guaita.
« Guaita avait un culte sacré : celui de sa mère. Et cette mère méritait certainement une telle piété filiale et une si douce récompense des croix sans cesse accumulées sur sa route. C’est elle, nous en sommes persuadés, qui voudra recueillir et conserver dans le château de famille, ces livres, tous annotés de la main du cher enfant et contenant comme une émanation de lui après son départ. C’est en pensant à elle que ces notes furent écrites et sa piété saura en apprécier la valeur. » (18)
Papus tint le même langage que Van Kerkov, tout aussi insensé, à Marguerite (19), la vieille servante qui avait entourée l’enfance de Guaita au château d’Alteville.
Outre ces deux personnages, un homme du nom de Mailhat, peut-être libraire, se signala en mai 1898 mais ne donna plus de nouvelles ensuite. Ce même mois, Wirth attendait également que se manifeste la bibliothèque de la ville de Paris, sans grand espoir. Il aurait été étonnant que le Conseil Municipal votât les fonds pour l’acquisition d’une bibliothèque d’occultisme.
Pendant tout le temps que se décida le sort de la bibliothèque, le libraire Chamuel fut de loin le plus actif. Dès le mois de mars, il se rapprocha étroitement de Wirth. Il fut d’abord question du Temple de Satan (20), dont il était l’éditeur, sur le point d’être épuisé. Il se proposa de se charger de la publication du catalogue de la bibliothèque et pensa même y insérer une biographie, une reproduction des articles parus, et autres compléments, afin que le catalogue fût plus facilement vendable.
Enfin, Chamuel prétendit être en relation avec un inconnu intéressé par l’achat de la bibliothèque, un millionnaire de surcroît, ce qui ne gâtait rien. Un mois passé et Chamuel promet d’écrire à son client de venir à Paris, un autre mois et Wirth n’en sait toujours pas plus. Le 13 juin, Chamuel dit avoir écrit à son amateur et attendre encore une réponse. Il lui écrira à nouveau pour le presser, c’est promis. Début juillet, il n’est toujours pas rentré d’un voyage à Londres. Matgioi l’informera à son retour de la vente de la bibliothèque à Dorbon, qui avait acheté l’ensemble des livres pour 15.000 francs. L’affaire avait raté. Son millionnaire était en mer lorsqu’il lui avait écrit, et la consolation fut bien maigre à lire ces deux lignes :
« Le génie occulte qui veille aux destinées de la Maison Chamuel ne fait aboutir que les bonnes affaires en sorte que finalement tout est pour le mieux … » (21)
Chamuel se posa alors en victime et trouva le tour que M. de Mont lui avait joué tout à fait injuste. Lui, l’ami de Guaita, avait été délaissé pour un libraire concurrent alors qu’il était absent.
Une fois l’affaire négociée avec Dorbon, il assura que s’il avait su que P. de Mont était disposé à céder pour 15.000 francs, il se serait mis sur les rangs et aurait offert 16.000, dont 10.000 comptant. Son amateur aurait, selon lui, sûrement accepté le prix de 20.000 francs, s’il n’avait pas été entendu qu’en dessous de 30.000 les offres n’étaient pas reçues.
Il est vrai que Chamuel avait bien avancé les négociations avec Wirth. Il avait notamment réclamé une commission au cas où son client viendrait à acheter la bibliothèque, en compensation du « service commercial rendu ». Il souhaitait dix pour cent sur le prix de vente, « sous prétexte que les libraires ont fait un escompte de dix pour cent sur tous les achats de Guaita » (22). Il crut bon de devoir associer Wirth à sa petite affaire, en sorte que l’association ainsi créée pourrait se faire la part aussi belle que possible en manoeuvrant adroitement auprès de P. de Mont.
Wirth n’entra pas dans la combine et expliqua la situation à P. de Mont, en prenant bien soin de ne rien en dire à Chamuel. Mais cette vague assurance d’une commission ne lui suffit pas, et il se mit à convoiter activement les livres en double. Il espérait en fait proposer le prix important de 30.000 francs à son client pour une partie de la bibliothèque, et récupérer à prix très modéré tous les exemplaires que Guaita possédait au moins deux fois. Pour arriver à ses fins, il mit en avant toute l’importance de son rôle d’intermédiaire et insista pour que Wirth fût très modéré dans l’estimation des doubles. Quant à l’acheteur qui désirerait acheter en bloc, il fallait qu’il fût riche et qu’il épousât les goûts de M. de Guaita en accordant une valeur ajoutée à la qualité et à l’exceptionnel état des ouvrages. Chamuel tentait de paraître indispensable aux yeux de Wirth, mais la décision traîna, et les mois passèrent sans que rien de concret n’arrivât.
Finalement, plusieurs facteurs eurent raison de la patience des vendeurs. Retenons en priorité le délai de quatre mois qui s’écoula, au cours desquels la vente stagna, alors que la famille n’avait certainement pas l’intention de rester les bras croisés. Le côté très prononcé de commerçant de Chamuel, qui aimait marchander et tirer le plus possible la couverture à lui, sa tentative canaille de s’arranger avec Wirth pour obtenir plus d’avantages encore, et ce millionnaire qui ne donnait pas signe de vie, c’est tout cela qui décida P. de Mont à traiter avec un autre personnage qui se présenta sous un tout autre visage....
Dorbon (23) entra en contact avec Wirth à la fin du mois de juin 1898. Celui-ci le traita de
« libraire intelligent, qui a tout intérêt à se conformer aux vœux qu’un bibliophile peut formuler touchant le sort de ses livres » (24). De plus, il n’avait pas l’intention de lésiner, afin que le catalogue de la bibliothèque soit irréprochable, alors que Chamuel n’était finalement pas dans des dispositions aussi favorables (25). L’accord avec Dorbon fut bouclé en moins de quinze jours. Wirth se tint à la disposition du libraire dès le mois de juillet 1898. Il lui porta quelques ouvrages de la bibliothèque, ainsi que le catalogue manuscrit des livres formant la bibliothèque occulte de Guaita qu’il venait de dresser (26) afin que le libraire puisse rapidement se mettre au travail.
« libraire intelligent, qui a tout intérêt à se conformer aux vœux qu’un bibliophile peut formuler touchant le sort de ses livres » (24). De plus, il n’avait pas l’intention de lésiner, afin que le catalogue de la bibliothèque soit irréprochable, alors que Chamuel n’était finalement pas dans des dispositions aussi favorables (25). L’accord avec Dorbon fut bouclé en moins de quinze jours. Wirth se tint à la disposition du libraire dès le mois de juillet 1898. Il lui porta quelques ouvrages de la bibliothèque, ainsi que le catalogue manuscrit des livres formant la bibliothèque occulte de Guaita qu’il venait de dresser (26) afin que le libraire puisse rapidement se mettre au travail.
Ce catalogue manuscrit contenait tout le travail d’inventaire de la bibliothèque, dont le triage débuta le 9 mars 1898. Les livres entreposés avenue Trudaine n’étaient pas restés très longtemps sans surveillance. Marguerite (27), qui avait depuis toujours servi la famille Guaita au château d’Alteville, était à Paris. Elle préparait le déjeuner de Wirth lorsqu’il était là, et ne manquait pas de toujours entretenir un bon feu dans le cabinet de travail. La sœur de Wirth qui étudiait à Paris, vint régulièrement aider son frère à l’inventaire des ouvrages et, dès le début du labeur, ils suivirent une méthode de classement rigoureuse. Il s’agissait de prendre les ouvrages rayon par rayon, dans l’ordre de leur emplacement respectif, et de leur attribuer un numéro provisoire à l’aide d’une petite fiche insérée dans le livre. Guaita, qui avait pris soin de truffer de copieuses et judicieuses remarques la plupart de ses livres, facilita véritablement le travail de Wirth, qui n’avait plus qu’à recopier ces notices de catalogue sur de grandes feuilles de papier. Il suffisait ensuite de grouper par feuille les ouvrages de même nature. Au fur et à mesure, Wirth s’efforça de déterminer le prix de chaque ouvrage. Ce premier classement méthodique eut pour objectif de faciliter le classement définitif.
La cadence de ce travail est allée croissante. Ainsi, en ce premier jour de triage du 9 mars, Wirth aidé de sa sœur n’établit qu’une cinquantaine de fiches ; les hésitations et les inexactitudes du début étaient inévitables. Cependant, cette première journée de travail lui permit d’estimer en avoir jusqu’à la fin du mois, à raison de cinq jours par semaine. Le 20 mars, trois cents et quelques fiches étaient établies. Les notices à recopier lui prirent le plus clair de son temps. La bibliothèque d’Alteville fut acheminée avenue Trudaine vers la fin du mois d’avril, et Wirth termina de cataloguer ces livres autour du 18 mai. (28)
Le classement définitif fut prêt à la fin du mois de mai. Wirth avait établi des fiches par nom d’auteur ; il lui restait à établir une simple liste de tous les ouvrages dans le rang voulu avec le prix. Une fois recopiée, cette liste pourrait être remise à l’acheteur, qui aurait ainsi plus de facilité à rédiger son propre catalogue. Le 13 juin, Wirth avait enfin terminé le fameux relevé de catalogue et avait fixé la somme de 35.834 francs pour la totalité des livres, qui furent groupés en six catégories :
1 - Religion, Philosophie, Mysticisme
2 - Alchimie, Hermétisme, Kabbale
3 - Magie, Occultisme, Magnétisme, Spiritisme, Théosophie
4 - Divination, Astrologie, Prédictions, Chiromancie, etc.
5 - Sorcellerie, Démonologie, Magie Noire
6 - Histoire, Archéologie, Divers.
Il fallait encore tout vérifier, puis corriger les erreurs éventuelles, préparer les feuilles pour l’imprimeur, et cela le plus rapidement possible, puisque les livres devaient être emballés à bref délais afin de libérer l’appartement. De là, nous retrouvons les livres chez Dorbon, regroupés pour la dernière fois, puis dispersés au gré de mille collectionneurs.
Tout bibliophile ne peut contenir une pointe de tristesse ou de nostalgie à cette évocation, ne connaissant que trop le temps passé et les sacrifices que réclament l’édification d’une bibliothèque si remarquable à la fois par le nombre et par la qualité de ses ouvrages. Ces sentiments, Maître Maurice Garçon (29) en évoquait de semblables quand lui-même se sépara de sa bibliothèque le 9 Mai 1967 à l’hôtel des ventes de Drouot. Il notait dans l’avant-propos de son catalogue :
« Quelque douleur que j’en éprouve, je me suis résolu à me séparer de mes vieux amis. A la vérité, cette collection que j’ai amoureusement rassemblée n’a plus aucun intérêt pour moi. J’en ai épuisé depuis longtemps les richesses et elle n’est plus que le témoignage d’un morceau de vie passé. Faut-il rompre les attaches qui se sont créées entre ces livres ? Je suis revenu depuis longtemps de toute superstition et ces ouvrages traitant de magie, de sorcellerie et d’occultisme demandent, j’en suis convaincu, à être dispersés. Cette collection qui me fut précieuse est maintenant inerte pour son détenteur qui en a tari l’intérêt. Je confie donc ma bibliothèque aux amateurs, espérant que certains pourront y poursuivre l’étude de l’évolution de l’esprit. Pour d’autres, acculés par l’impossibilité d’écarter d’eux une certaine incertitude, ils s’en trouveront renforcés dans leurs croyances. Alors ces livres reprendront la vie qui les animait, ils retrouveront leur raison d’être et donneront à leurs nouveaux détenteurs les joies que j’ai connues dans leur commerce. Je leur rends donc leur liberté, avec l’espoir que leur dispersion leur fera rencontrer d’autres amis. »
A suivre....
Frédérick Coxe.
Notes:
1. Une étude a été entreprise par Guy Bechtel sous le titre suivant : Notules sur l’art de distinguer les ouvrages provenant des bibliothèques de Monsieur Stanislas de Guaita, (1861-1897), avec plusieurs exemples et les reproductions nécessaires à une juste appréciation. Préface de Jean-Claude Carrière. Paris, L’intersigne, 1998, in-8.
2. Cette remarque est valable aujourd’hui, mais ne le sera plus demain, grâce à la bibliothèque dite « virtuelle » qui est appelée à prendre une importance croissante dans les années à venir, via internet.
3. Le catalogue Guaita fait état de 2227 ouvrages, alors qu’il en contient en fait 2235, en comptabilisant les livres numérotés « bis » (n°703, n°1027, n°1105, n°1525, n°1656, n°1738, n°1887, n°2023, n°2048, n°2085) ainsi que deux numéros manquants (n° 1066 et n° 1465).
4. Ces quatre fascicules peuvent être qualifiés « d’édition originale ». Un catalogue rassemblant les quatre fascicules fut ensuite édité par Dorbon à 150 exemplaires.
5. Matgioi, Nos Maîtres, Stanislas de Guaita ; librairie hermétique. 1909. p.23-24.
6. Lettre de Wirth à M. de Mont du 9 juillet 1898. Travaux de la loge nationale de recherche Villard de Honnecourt. n°1. 1980.
7. Collection privée. Le total des travaux s’éleva à 4017 Francs.
8. Maurice Barrès Mes cahiers, Tome 10, p.76.
9. Dans une lettre de Guaita à Péladan (Lettres inédites de Stanislas de Guaita au Sâr joséphin Péladan. N° 48) que l’on peut dater entre juillet et septembre 1887 (il y est fait mention de la mort récente de son frère Tony), Stanislas écrit : « Initiation fort goûtée par mon beau-frère ». On pourrait croire que M. de Mont avait alors été «initié», mais ce ne fut pas le cas. L’ « initiation » en question est en fait un poème autographe de Guaita sur le feuillet de garde du premier volume de l’exemplaire personnel de M. de Mont des Essais de Sciences Maudites. Ce poème fut également publié dans La Revue des Hautes Etudes du 21 novembre 1886. Il est signé de Guaita, juillet 1883, suivi d’une note qui précise que « ce sonnet fut écrit le jour où les yeux de l’auteur s’ouvrirent aux premières lueurs de l’occultisme».
10. Lettre inédite de Stanislas de Guaita au Sâr Joséphin Péladan. Ed. Bertholet – Emile Dantinne. Editions Rosicruciennes. 1954. Lettre n° 100.
11. Ce manuscrit est répertorié au n° 676 du catalogue Guaita.
12. Le père et le frère de Guaita étaient morts depuis bien longtemps. P. de Mont, originaire de Neufchâteau en Lorraine épousa le 27 février 1878 Marie de Guaita (née le 30 Décembre 1853) ; ils eurent deux enfants ; un fils, Jacques, né vers 1890 (il a 7 ans à la mort de son oncle), et une fille, Madeleine, née vers 1891 (qui a 8 ans à la mort de son oncle).
13. F. Declerk d’Arras mit la main sur la correspondance entre les deux hommes. Travaux de la loge nationale de recherche Villard de Honnecourt. n°1. 1980.
14. Fondé par Emile Guimet (1836-1918) à Lyon en 1879, ce département des arts asiatiques des Musées nationaux (depuis 1945) fut transféré à Paris en 1885.
15. P. de Mont avait indiqué cette adresse à Wirth dans un courrier précédant comme étant le domicile d’Elias Conrad, personnage ne faisant qu’un avec Van Der. La concierge assure d’ailleurs à Wirth ne pas connaître ce nom-là.
16. Quelques précisions sur l’historique de la librairie sont données dans le n°2 de La Nouvelle Revue des Livres Anciens.
17. Ce fameux Van Kerkov était peut-être l’ésotériste Auguste Van Dekerkove (1838-1923), plus connu sous le pseudonyme de S.U. Zanne. Il mena une vie aventureuse de journaliste, manœuvre, dessinateur, maître d’école, puis de magnétiseur au Nouveau-Mexique et en Europe. Il se fixa à Paris de 1884 à 1908 et, à partir de 1895, il élabora une doctrine secrète appelée « la Grande Cosmosophie ». Il n’existe que de rares textes autographiés de cet ouvrage de 2167 pages ; un exemplaire est conservé à la Bibliothèque Municipale de Lyon (ms 5967). Van Dekerkove mourut à Mâcon le 23 mars 1923.
18. Revue l’Initiation de janvier 1898. Article intitulé L’œuvre de réalisation. Papus avait également écrit à ce propos une lettre à Marie, la sœur de Stanislas «J’espère, Madame, que votre influence s’exercera pour que la merveilleuse bibliothèque de votre frère aille au château de famille… ».
19. Lettre de Wirth à M. De Mont du 20 mars 1898, op. cit. Lettre n°5. Marguerite était avenue Trudaine ; elle était devenue un temps la gardienne des livres comme nous le verrons plus loin.
20. Il s’agit de la seconde édition de 1891. La première avait été éditée chez Carré en 1890, la troisième chez Durville en 1916.
21. Lettre de Wirth à M. de Mont du 9 Juillet 1898, op. cit. lettre n° 9.
22. Dans la lettre n°56 des lettres inédites de Guaita à Péladan ( Bertholet – Dantinne, op. cit.), Guaita parle même de remises plus importantes : « A défalquer onze francs et centimes qui constituent le 20% de remise que font tous les libraires. »
23. Quelques précisions sur l’historique de la librairie sont données dans le n°2 de La Nouvelle Revue des Livres Anciens.
24. Op. cit. lettre n° 9.
25. Op. cit. lettre n° 9.
26. Dorbon mit d’ailleurs en vente ce manuscrit que nous retrouvons au n° 1886 du catalogue Guaita sous l’appellation suivante : Manuscrit. Catalogue manuscrit des livres formant la bibliothèque occulte de Stanislas de Guaita, dressé par M. Oswald Wirth, donnant le prix d’achat de chacun de ses ouvrages et reproduisant textuellement les notes bio-bibliographiques mises par Stanislas de Guaita sur ses volumes. Manuscrit, pet. In-f° de 265 pp., en feuilles. Nous n’avons pas réussi jusqu’à présent à mettre la main sur ce catalogue classé méthodiquement et qui fut vendu 50 francs de l’époque, ce qui représentait une somme importante. Il existe pourtant et ne fut pas détruit. L’exemplaire refit surface dans le catalogue n338 de la librairie J. Thiébaud en 1963. Il était proposé au prix de 75 fr.
27. Nous ne savons pas grand chose de Marguerite. A cette époque, elle se plaint du genou et craint une tumeur. Elle fut très appréciée de la famille, et même Wirth l’invite pour aller voir Cyrano de Bergerac le temps que Marguerite est à Paris. En fait, il semble que cette Lorraine de naissance faisait vraiment partie de la famille. Après que l’inventaire de la bibliothèque fut terminé, la famille se sépara probablement d’elle ; Wirth espère « qu’elle ne souffre pas de son genou et qu’elle a réussi à se faire la petite existence qui convient à ses vieux jours ».
28. Travaux de la loge nationale de recherche Villard de Honnecourt, op. cit. Lettres n° 7 et 8.
29. Maurice Garçon s’illustra comme avocat lors de procès criminels et littéraires et entra à l’Académie française en 1946. Il mourut en 1967, la même année que la vente de sa bibliothèque. Il écrivit d’ailleurs sur Guaita dans Vintras, hérésiarque et prophète, Nourry éditeur.
2 commentaires:
Très belle première partie!
Le catalogue de 1899 n'est malheureusement pas disponible en ligne. Du moins, je ne l'ai pas trouvé...
J'ai vraiment du mal à comprendre que ce genre de livres ne soit pas consultable, bien qu'il soit déjà scanné!
Ce n'est pas un problème de droit me semble-t'il...
Mystère!
J'avoue que ma connaissance dans le domaine ésotérique n'est pas très étendue. Mais ce que j'aime dans ce billet, c'est surtout la passion qui s'en dégage!
Cela dit, j'aurais bien aimé savoir ce qu'il avait dans la première partie (philosophie, mysticisme)!
Cordialement,
Wolfi
Ce sont de bien plaisantes étrennes que vous nous offrez là Frédérick et Hugues pour cette nouvelle année.
Jean.
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