« Après le plaisir de posséder des livres, il n'en est guère de plus doux que celui d'en parler. » Charles Nodier

"On devient bibliophile sur le champ de bataille, au feu des achats, au contact journalier des bibliophiles, des libraires et des livres."
Henri Beraldi, 1897.

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jeudi 23 juin 2016

Portrait de relieur: Pierre-Marcellin Lortic (1822 - 1892) dit « Le Frondeur »

Amis Bibliophiles bonjour,

1855. Le rapport de l’Exposition universelle est sans appel pour ce qui est de la reliure quand il assène ce terrible axiome : « Nous ne pouvons que copier les anciens ». Et Clément de Ris confirmera quelques années plus tard cette exigence de la clientèle des bibliophiles du xixsiècle, pour lesquels la référence restera longtemps le pastiche et les reliures rétrospectives, en écrivant : « [...] quand nos relieurs modernes veulent faire un chef d’œuvre, ils ont le bon esprit de se borner à imiter ce que l’on faisait il y a trois cents ans ». Ce goût aura une influence majeure sur les reliures créées à l’époque, faisant des quelques iconoclastes des figures majeures de la reliure au xixsiècle, ainsi Marius Michel, ainsi également Pierre-Marcellin Lortic, dit « Le Frondeur ».

Né à Saint-Gaudens le 4 avril 1822, le Gascon Pierre-Marcellin Lortic, arrive à Paris à la fin des années 1830 et intègre comme ouvrier l’atelier de Pierre-Paul Gruel. Le jeune homme se distingue par un fort caractère et des conceptions personnelles qu’il affirme haut et fort, avec son fort accent méridional. En 1844, alors qu’il n’a que 22 ans, il s’installe à son compte et ouvre un premier atelier au 199 rue Saint-Honoré, adresse qui sera la sienne jusqu’à son déménagement au 1 rue de la Monnaie, vers 1860. 

Lortic
Pour favoriser son installation, il privilégie pendant un temps les décors rétrospectifs très en vogue à l’époque, en particulier avec ses plaquettes réputées pour leur finesse et leur parfaite exécution. Les reliures de Pierre-Marcellin Lortic se distinguent par le poli de leur maroquin, leur fermeté, leur légèreté (plats minces qui nécessitèrent hélas parfois l’emploi du  laminoir, comme l’indique Quentin-Bauchart), la finesse de leurs cartons et leurs nerfs très pincés, et la subtilité de leur dorure, même si « Le Frondeur » n’est pas doreur et qu’il confie ses travaux aux plus grands spécialistes de l’époque, notamment Wampflug et Maillard.

Cette finesse attirera d’ailleurs quelques critiques, dont celles des amateurs de reliures exécutées par Trautz, très grand relieur, mais auquel on peut néanmoins faire le reproche d’avoir caché une absence presque totale de créativité derrière un savoir-faire irréprochable. Ces détracteurs qualifièrent ainsi le style de Lortic de « lorticulture ». Là où Lortic crée, avec une technique qui peut parfois, il est vrai, prêter à débat, l’austère Trautz se contente d’imiter les anciens. Tout en somme, y compris la dorure profonde de Trautz, qui repassait trois ou quatre fois sur le même filet, et celle plus légère de Lortic, distinguait les deux maîtres.

Alors que Trautz est austère et se plie volontiers aux caprices de sa clientèle en matière de reliures rétrospectives, Lortic « Le Frondeur » est un original : il fuit les conseils et les recommandations de la clientèle, et accroche un panneau « défense d’entrer » sur la porte de son atelier pour décourager ceux parmi les amateurs qui voudraient influer trop lourdement sur ses choix. Mais surtout, Lortic est un innovateur, et au delà de son perfectionnisme et de la maîtrise incontestable dont il fera preuve, il va révolutionner cet art industriel qu’est la reliure, que ce soit au niveau de la relation avec le bibliophile, de l’approche commerciale et même de la technique.

Techniquement, les deux apports principaux de Lortic à la reliure française du xix siècle sont le recours aux gardes de brocart ou de soie moirée, et le décor à caissons, qu’il créera à l’époque où il est l’un des premiers à s’émanciper de la tendance rétrospective. Le décor à caissons est une variante du décor « plafonnant » à compartiments, caractéristique de son prédécesseur et « pays », Le Gascon. Il consiste à couvrir la reliure ou la doublure d’un ouvrage de caissons dorés, eux-mêmes remplis de dorures très fines et de fers tortillés de pur « estyle », accent méridional oblige. 

La relation que développe Lortic avec ses clients est également particulière : il a une conception très personnelle de son art et n’apprécie que modérément la critique et le conseil des bibliophiles. De là naîtra peut-être sa principale innovation commerciale : ne plus attendre le client, acquérir lui-même des ouvrages, les relier à son goût et les proposer directement à la vente dans un atelier qui devient également, par le fait, une librairie. Le concept est révolutionnaire, à une époque où la reliure de luxe procède de la commande d’un particulier qui apporte ensuite son ouvrage chez le relieur, avec ses indications. Il vaudra à Lortic les critiques des libraires et des amateurs, mais démontre que le relieur avait une très bonne connaissance du livre et des goûts de l’époque, si ce n’est bibliographique. 

Son goût le pousse d’ailleurs plutôt vers des ouvrages d’exception ou des raretés bibliographiques dont il ne se dessaisit qu’avec réticence pour les vendre aux grands bibliophiles de son époque qui sont ses clients : Didot, Lesoufaché, le duc de Parme, le duc d’Aumale, Daguin, le duc de Rivoli, Edmond de Goncourt, Poulet-Malassis, Asselineau, Banville et bien sûr Baudelaire avec lequel il nouera une relation particulière.

La vente de la bibliothèque de Pierre-Marcellin Lortic, qui se tient à Drouot les vendredi 19 et samedi 20 Janvier 1894, en apportera d’ailleurs la démonstration éclatante : les 204 livres du catalogue (Paris, Ém. Paul, L. Huard et Guillemin, 1894), répartis par thèmes, Théologie, Sciences et Arts, Beaux-Arts, Belles-Lettres et Histoire, sont tous, ou presque, des ouvrages rares, habillés de reliures de luxe signées Lortic, mais également Le Gascon, Duru, David, Marius-Michel, Niedrée, Capé, Masson-Debonnelle, Gruel  … et même Trautz. 

Pierre-Marcellin Lortic semble avoir une prédilection pour les xvie et xviie siècles, et on note aussi bien des livres d’Heures du xvie siècle, des incunables, une série de Rommant de la rose, une édition originale des  Fleurs du mal, reliée par Lortic, qu’un curieux exemplaire de La Peau de chagrin de Balzac, formé des épreuves sur lesquelles l’édition originale a été imprimée : elles portent des corrections et des annotations de la main de Balzac, et signées, ainsi que plusieurs bons à tirer, de ses initiales « H. B. » ou « Bc ».

Romans & Contes, Voltaire, relié par Lortic
Le catalogue des livres se termine par une dizaine d’ouvrages bibliographiques, dont l’édition originale de L’Enfer du bibliophile par Charles Asselineau, avec un envoi de l’auteur, qui consacre une partie de son 9e chapitre à son ami Lortic (le bibliophile et son démon lui rendent visite en son atelier de la Monnaie) et les ouvrages de Gruel ou Uzanne sur la reliure. Le 201e lot du catalogue est Statuts et règlements pour la communauté des maistres relieurs et doreurs de  livres de la ville et université de Paris (Paris, P.G. Le Mercier, 1750) relié par Lortic.

Intéressé par les statuts de ses prédécesseurs du xviiie siècle, Lortic sera également un membre important de la communauté des relieurs du xixe siècle, un membre reconnu par ses pairs, qui iront même jusqu’à rédiger une pétition pour que leur confrère, retiré des affaires en 1884, soit membre du jury de l’Exposition universelle de 1889. 

Pierre-Marcellin Lortic aura d’ailleurs été lui même récompensé à de nombreuses reprises, aux Expositions universelles de Londres (1851, il n’a alors que 29 ans), Paris (1855 et 1878), Vienne (1873) et Philadelphie (1876), avant d’être le premier relieur français fait chevalier de la Légion d’honneur en 1878. Ces multiples décorations figurent d’ailleurs sur son étiquette de relieur que l’on peut parfois retrouver en haut du premier feuillet de garde, en plus de son fer, situé au centre du premier contre-plat. 



Fer de Lortic
Pierre-Marcellin Lortic met fin à ses activités professionnelles en 1884. Il eut quatre fils, dont deux, Marcellin et Paul, lui succédèrent. On identifie leurs reliures par les signature « Lortic Frères », et « Lortic Fils », qui est celle de Marcellin. L’association des deux frères se termine en 1891, et c’est Marcellin seul qui reprend alors l’activité paternelle, dans l’atelier familial de la rue de la Monnaie, puis au 50 rue Saint-André-des-Arts, et enfin au 7 rue Guénégaud. 

Baudelaire appréciait la finesse du travail de Lortic dont il fut très proche, au point qu’il lui confia huit exemplaires de l’édition originale des Fleurs du mal, dont trois des vingt exemplaires sur Hollande : son propre exemplaire, celui qu’il destinait à sa mère et qui sera finalement offert à Achille Fould et celui d’Aglaé Sabatier, qui inspira plusieurs poèmes des Fleurs du mal. Ces trois exemplaires furent reliés en plein maroquin, ainsi que l’un des exemplaires sur papier ordinaire, destiné à l’avocat du poète, Gustave Chaix d’Est-Ange, alors que les quatre autres exemplaires, tous sur papier ordinaire, furent reliés par Lortic en demi-maroquin janséniste.

Dans son article Les Exemplaires sur hollande de l’originale des Fleurs du mal ( In Bulletin du Bibliophile. Paris, Promodis, 1975, III), Maurice Chalvet décrit ces quatre exemplaires comme caractérisés « par la minceur des cartons, l’étroitesse des chasses, le bombé accentué du dos, la finesse de cinq nerfs, très saillants, sertis de caisssons à froid, et la dorure du titre effleurant à peine le maroquin, très poli. L’ouvrage trouve un surcroît d’élégance dans le fait qu’il a été battu presque à l’excès. Toutes choses propres aux demi-reliures que Lortic semble avoir abandonnées, une fois le grand succès venu ». Baudelaire confiait également d’autres ouvrages à Pierre-Marcellin Lortic dont son exemplaire de Madame Bovary sur vélin.
Dos d'ouvrages reliés par Lortic
Considéré comme l’un des plus importants relieurs du xixe siècle, Pierre-Marcellin Lortic a cristallisé les passions de ses contemporains et son imagination est salutairement venue remettre en cause la mode des reliures rétrospectives, pour ouvrir la voie à des successeurs célèbres comme Marius Michel. C’est justement parce que l’homme était « espécial » – combien de relieurs laissèrent une bibliothèque de cette qualité ? – et que son approche contrariait les habitudes bien ancrées de certains bibliophiles, que les opinions à son sujet manquèrent souvent de mesure, même si aujourd’hui tous s’accordent à faire de lui l’un des relieurs majeurs du xixe. En voici trois en guise de conclusion :

Ernest Quentin-Bauchart : « Je ne partage donc à aucun degré l’intolérance de certains de mes amis, fervents adorateurs de Trautz, qui achetaient des Lortic pour se donner le plaisir de les casser et de les jeter par la fenêtre, ou qui s’écriaient "que s’ils étaient jamais damnés, leur enfer serait de remuer une de ses reliures" ! » 

Edmond de Goncourt : « Mais, pour moi, quand il est dans ses bons jours, Lortic, sans conteste, est le premier des relieurs. C’est le roi de la reliure janséniste, de cette reliure toute nue, où nulle dorure ne distrait l’œil d’une imperfection, d’une bavochure, d’un filet maladroitement poussé, d’une arête mousse, d’un nerf balourd, – de cette reliure où se reconnaît l’habileté d’un relieur ainsi que l’habileté d’un potier dans une porcelaine blanche non décorée. Nul relieur n’a, comme lui, l’art d’écraser une peau et de faire de sa surface polie, la glace fauve qu’il obtient dans le brun d’un maroquin La Vallière ; nul, comme lui, n’a le secret de ces petits nerfs aigus qu’il détache sur le dos minuscule des  mignonnes et suprêmement élégantes plaquettes que lui seul a faites. » Le même se permettra cette boutade, inscrite sur la garde d’un demi-maroquin de Pierre-Marcellin Lortic : « dans une de ces demi-reliures à petits nerfs, comme aucun relieur, soit ancien soit moderne, n’est arrivé à en faire – des petits-nerfs auprès desquels les nerfs de Bauzonnet sont des nerfs de choumaque et de rapetasseur de chaussures. »

Relieur, libraire, bibliophile, gascon, Pierre-Marcellin Lortic, dit « Le Frondeur », s’est éteint à Paris le 16 avril 1892.

H

Source: La Nouvelle Revue des Livres Anciens III

Bibliographie:
Catalogue de la bibliothèque de feu M. Lortic. Paris, Ém. Paul, L. Huard et Guillemin, 1894.
Chalvet (Maurice). Les Exemplaires sur hollande de l’originale des Fleurs du mal. In Bulletin du Bibliophile. Paris, Promodis, 1975, III.
Devauchelle (Roger). La Reliure. Recherches historiques, techniques et biographiques sur la reliure française. Paris, Éditions Filigranes, 1995.


Quentin-Bauchart (Ernest). Mélanges bibliographiques (1895-1903). Paris, Henri Leclerc, 1904.

4 commentaires:

Anonyme a dit…

Merci H. ! Occasion de rappeler la teneur - et la haute tenue - des archives de la Nouvelle Revue des Livres Anciens !
B.

Anonyme a dit…

J'ai la chance de posséder quelques ouvrages reliés par Lortic. Deux d'entre eux ont un dos mosaïqué. Etait-ce spécifique de l'art de Lortic ?

Hugues a dit…

Spécifique non, mais Lortic s'est distingué par la finesse du décor de ses dos, souvent très joliment dorés (par Wampflug ou Maillard), et parfois mosaïqués.
Hugues
Pourriez-vous m'envoyer quelques photos à blog.bibliophile@gmail.com

Anonyme a dit…

Je m'en occupe, Hugues. A très vite !

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